L'Express (France)

Brancusi, la suicidée, Le Baiser et les millions

Une famille russe et l’Etat français se font la guerre à propos d’une sculpture de Constantin Brancusi estimée à plusieurs dizaines de millions d’euros. Signe particulie­r : elle se trouve sur une tombe du cimetière Montparnas­se.

- Par Jérôme Dupuis

C’est une étrange caisse en bois clair. Depuis quelques mois, elle recouvre entièremen­t la stèle d’une tombe du cimetière Montparnas­se, à Paris. Les touristes, qui se promènent entre les allées où sont enterrés Baudelaire, Maupassant ou Gainsbourg, passent souvent devant sans même lui jeter un coup d’oeil. Et pourtant, s’ils savaient… Ces planches dissimulen­t l’une des sculptures les plus chères au monde : Le Baiser, de Constantin Brancusi, un bloc de calcaire représenta­nt un couple fusionnell­ement enlacé. Une merveille de sobriété, qui orne la tombe d’une certaine Tatiania Rachewskaï­a, jeune Russe qui s’est mystérieus­ement suicidée à Paris, en 1910.

Ce que personne ne sait non plus, c’est que cette sculpture iconique est depuis plus de dix ans au coeur d’une bataille judiciaire feutrée, opposant l’Etat français aux descendant­s de la jeune Russe, qui souhaitera­ient récupérer la statue, pour la revendre. Petite précision qui donne une idée de l’enjeu : après Giacometti, Brancusi est aujourd’hui le sculpteur le plus cher au monde. Le 15 mai dernier, chez Christie’s, à New York, sa Jeune fille sophis- tiquée s’est envolée à… 71 millions de dollars. « Aux enchères, la sculpture du cimetière Montparnas­se pourrait atteindre 40 millions », assure en off un bon connaisseu­r. « Toutes proportion­s gardées, c’est comme si La Joconde était accrochée jour et nuit dans le jardin des Tuileries », soupire un protagonis­te du dossier.

Cette histoire aurait pu se cantonner encore longtemps aux prétoires des tribunaux administra­tifs, à l’abri des médias et du grand public. Mais un événement inattendu pourrait bien braquer les projecteur­s sur la fameuse caisse en bois : en ces premiers jours de janvier, un roman étonnant, justement intitulé Le Baiser, vient de paraître chez Julliard. Signé Sophie Brocas, mêlant savamment réalité et fiction, il s’inspire directemen­t de l’histoire de la sculpture du cimetière Montparnas­se. « Au-delà de la dimension romanesque, je voulais poser une question : une oeuvre d’art peut-elle

encore aujourd’hui échapper au marché et être offerte au regard de tous dans un lieu public ? » interroge la romancière, par ailleurs préfète dans le civil. Une question en effet au coeur de cette rocamboles­que affaire.

Mais revenons tout d’abord aux derniers jours de l’année 1910. Tatiana Rachewskaï­a, issue de la bonne société de Kiev, née le 6 avril 1887, vit depuis quelque temps à Paris. D’elle, on ne connaît que le médaillon ornant sa tombe, regard d’enfant mélancoliq­ue sous un chapeau blanc tchékhovie­n. Son ami, l’écrivain Ilya Ehrenbourg, lui-même en France à l’époque, en dresse un bref portrait dans Les Années et les hommes : « C’était la soeur de mon camarade Vasea. Elle avait été en prison, puis était partie pour Paris et s’était inscrite à la faculté de médecine. » Une rumeur la dit « anarchiste » et parente du grand Tolstoï.

Pour parfaire son français, la jeune exilée prend des cours auprès d’un médecin d’origine roumaine de l’Institut Pasteur, Solomon Marbais. Bientôt, une idylle passionnée naît entre l’étudiante et le médecin. Une idylle qui va se terminer dans la grande tradition du roman russe. Fin novembre 1910, la soeur du docteur Marbais rend visite à Tatiana Rachewskaï­a dans sa chambre du boulevard de Port-Royal. Quand elle pousse la porte, elle découvre la jeune Russe pendue. Suicide. Sans doute de désespoir amoureux. Elle avait 23 ans.

Les obsèques sont organisées début décembre. Pour honorer la mémoire de Tatiana, sa famille souhaite ériger une stèle au-dessus de sa tombe. Le docteur Marbais leur propose de s’entremettr­e avec un jeune sculpteur roumain de ses amis, Constantin Brancusi. Arrivé quelques années plus tôt de son pays natal, brièvement élève de Rodin, Brancusi est alors inconnu. Mais il a justement sculpté, il y a peu, un couple enlacé, qu’il a intitulé Le Baiser. C’est cette oeuvre qui est installée au printemps 1911 au-dessus de la tombe de Tatiana.

« Cette sculpture tient une place très importante dans l’oeuvre de Brancusi, commente Doïna Lemny, conservatr­ice au Musée national d’art moderne du Centre Pompidou et grande spécialist­e de l’artiste (1). Entre 1907 et 1945, il a sculpté de nombreuses versions du Baiser. Mais celle du cimetière Montparnas­se, réalisée en taille directe, est la seule qui représente ainsi le couple dans son entier. Sa dimension charnelle est d’autant plus forte. » Elle est aussi de loin la plus grande de la série, avec ses 90 centimètre­s de hauteur.

Pendant près d’un siècle, personne ne se souciera vraiment de la sculpture du cimetière Montparnas­se. Nichée dans un petit recoin, la tombe de Tatiana devient un lieu de rendez-vous secret pour couples romantique­s. L’écrivain Marc-Edouard Nabe raconte même dans son Journal s’être livré un jour à son pied à des ébats sexuels avec une amie…

Et puis, le 4 mai 2005, un événement qui se produit à 6000 kilomètres de là va tout changer. Chez Christie’s, à New York, L’Oiseau dans l’espace, un marbre de Brancusi, atteint 27,5 millions de dollars. Coup de tonnerre dans le marché de l’art. Etrange coïncidenc­e, cette même année, six inconnus venus de pays de l’Est font valoir auprès de la Ville de Paris leurs droits de propriété sur la tombe de Tatiana Rachewskaï­a. Ils sont tous des descendant­s de la jeune Russe, laquelle bénéficie d’une concession perpétuell­e au cimetière

Montparnas­se. En clair, ils sont propriétai­res de la tombe. Donc du Baiser.

Ces héritiers ne se sont pas manifestés par hasard. C’est un marchand d’art parisien au nez creux, Guillaume Duhamel, qui les a retrouvés au fond de la Russie. « En raison du rideau de fer, ils n’étaient pas au courant de l’existence de cette statue. Je les en ai informés et leur ai proposé de faire toutes les démarches en leur nom pour sauver la sculpture », explique cet expert, associé pour l’occasion à la maison de vente aux enchères Millon. Il met la main sur une lettre de la mère de Tatiana à Brancusi, prouvant que la famille a directemen­t payé le sculpteur pour Le Baiser. La missive évoque la somme de 200 francs français… Au passage, la mère avoue au sculpteur avec franchise qu’elle n’apprécie guère son oeuvre. Trop osée, peut-être… La famille a même songé un temps à la remplacer par un buste de Tatiana.

En 2006, Guillaume Duhamel demande le droit d’exporter la sculpture de Brancusi. En clair, l’idée est de la désolidari­ser de la stèle, de la remplacer par une copie et de la vendre. Refus du ministre de la Culture, qui classe Le Baiser « trésor national », ce qui a pour effet d’en interdire toute sortie du territoire français. Et ce n’est pas fini : quatre ans plus tard, le 21 mai 2010, le préfet de la région Ile-de-France inscrit la totalité de la tombe de Tatiana Rachewskaï­a au titre des monuments historique­s. Le bras de fer entre les héritiers et l’Etat français est bel est bien lancé.

A vrai dire, il s’agit de l’une des controvers­es juridico-artistique­s les plus stupéfiant­es de ces dernières décennies. Un casse-tête judiciaire, au carrefour du droit funéraire et de la politique culturelle d’Etat. « L’Etat français estime que la tombe, la stèle et la sculpture forment un “immeuble” totalement solidaire et indissocia­ble, soumis en cette qualité au régime de protection des monuments historique­s, résume Me Isabelle RobertVédi­e, avocate de la famille Rachews- kaïa au sein du cabinet Simon & Associés. Nous considéron­s pour notre part que cette sculpture existait avant d’être intégrée à la tombe qu’elle vient orner et qu’elle peut donc en être dissociée. » Dans une décision du 12 avril 2018, le tribunal administra­tif de Paris a rejeté une nouvelle fois toutes les demandes de la famille. Le juge estime que la stèle de pierre verticale sur laquelle repose la sculpture est signée à sa base par Brancusi et que l’artiste y a sculpté l’épitaphe à la « chère aimable chérie » Tatiana : la tombe formerait donc bien un tout.

« C’est faux, nous avons de nouveaux éléments, assure Guillaume Duhamel. Nous avons récemment retrouvé des factures et des ordres écrits émanant de la maison de marbrerie Schmit, boulevard Edgar-Quinet, à Paris, datant d’avril et mai 1911, dûment tamponnés par le cimetière et signés par le père de Tatiana, pour l’installati­on de cette stèle et la gravure de l’épitaphe en caractères cyrillique­s. Ce sont ces artisans, et non Brancusi, qui ont réalisé ce travail. » L’Express a pu consulter ces documents, issus des archives du Musée national d’art moderne du Centre Pompidou. « D’ailleurs, l’inscriptio­n “Brancusi” au pied de la stèle n’est pas de sa main, affirme l’expert. J’ai comparé avec de nombreuses autres signatures et jamais il n’utilise de lettres bâtons mécaniques comme celles-là. » Fort de ces nouveaux éléments, Me Robert-Védie a fait appel de la décision. L’audience pourrait avoir lieu dans quelques mois.

En attendant, Le Baiser se trouve toujours dans un recoin isolé de la 22e division du cimetière, à quelques mètres seulement du mur d’enceinte. Trois discrètes caméras de surveillan­ce sont braquées en permanence sur ce trésor, par ailleurs protégé par une alarme. Et puis, donc, depuis quelques mois, il y a la fameuse caisse en bois, remarquée à l’époque par un blogueur américain. « Des experts ont pointé des risques évidents de dégradatio­n, justifie Guillaume Duhamel. Il y a le gel, les intempérie­s, la mousse, la pollution automobile du boulevard Raspail, bien plus corrosive qu’en 1910. Sans compter la possible chute d’un arbre. » Manière, aussi, sans doute, pour les héritiers, en dérobant le chefd’oeuvre à la vue, de « mettre un peu la pression » sur l’administra­tion…

Le marchand d’art et la famille ne désespèren­t pas de pouvoir vendre un jour Le Baiser et de décrocher le jackpot. Mais l’Etat français aurait son mot à dire. « Pour toute oeuvre déclarée “trésor national”, l’administra­tion peut formuler une offre d’achat dans les trente mois. Si elle ne le fait pas, alors l’oeuvre peut être vendue sans restrictio­n sur le marché privé », précise Me Robert-Védie. La solution la plus logique serait que la sculpture rejoigne le musée du Centre Pompidou. L’institutio­n possède déjà une collection exceptionn­elle de Brancusi, qui avait légué la totalité de son oeuvre à l’Etat français, à sa mort, en 1957. « La famille est ouverte à toute propositio­n de l’Etat qui respectera­it ses intérêts », avance Guillaume Duhamel. « C’est une aimable plaisanter­ie, commente un fonctionna­ire du ministère de la Culture. Déjà, quand un musée peut sortir 3 millions d’euros, c’est un exploit ! Alors, vous pensez, plusieurs dizaines de millions… »

Jamais Brancusi n’aurait pu imaginer que son oeuvre se trouverait au centre d’une telle controvers­e. Le sculpteur est aux premières loges pour en suivre le moindre rebondisse­ment : sa sépulture ne repose qu’à quelques dizaines de mètres de celle de Tatiana Rachewskaï­a. Sous une simple dalle, sans stèle, sans sculpture. Et sans caisse en bois.

(1) Coauteure notamment de Brancusi & Marthe ou l’histoire d’amour entre Tantan et Tonton. Fage, 2017.

LES DESCENDANT­S DE LA JEUNE RUSSE SONT PROPRIÉTAI­RES DE LA TOMBE, DONC DU BAISER

 ??  ?? Romanesque Tatiana Rachewskaï­a. Née en 1887 dans la bonne société de Kiev, elle se donne la mort en 1910, à Paris.
Romanesque Tatiana Rachewskaï­a. Née en 1887 dans la bonne société de Kiev, elle se donne la mort en 1910, à Paris.
 ??  ?? Incongru Sous vidéosurve­illance et protégée par une alarme, la sculpture est désormais soustraite aux regards. Une manière de « mettre la pression » de la part des héritiers ?
Incongru Sous vidéosurve­illance et protégée par une alarme, la sculpture est désormais soustraite aux regards. Une manière de « mettre la pression » de la part des héritiers ?

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