Confrontés à des crises multiples, les Japonais opposent un pragmatisme ancré dans leur vision du monde et leurs traditions
Alors que le Japon s’apprête à changer d’empereur, L’Express prend le pouls d’une société tentée par le nationalisme et le repli sur soi. Plongée dans un pays qui n’a pas dit son dernier mot.
Carlos Ghosn, l’ex-patron de l’alliance RenaultNissan, l’apprend sans doute à ses dépens : les Japonais invitent volontiers l’étranger, mais ils imposent leurs conditions. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, déjà, à l’époque Meiji, quand le pays s’ouvre au reste du monde, l’empereur accueille pour la première fois des professeurs occidentaux, mais il tient à les payer sur sa cassette, afin de pouvoir les renvoyer du jour au lendemain. De nos jours aussi, après les nombreuses catastrophes naturelles qui frappent l’archipel – séismes, typhons, glissements de terrain, tsunami… –, l’aide internationale est acceptée au cas par cas et avec réticence. Le Japon est ainsi. Il prétend régler ses propres affaires.
Ce mélange rigoureux d’invitation et de mise à distance apparaît en filigrane tout au long des pages qui suivent, dans lesquelles L’Express vous propose de mieux découvrir ce « petit » pays de 125 millions d’âmes. C’est une nation vieillissante, parfois repliée sur elle-même et tentée par le nationalisme, oui, mais qui demeure, vaille que vaille, la troisième puissance économique mondiale, derrière les EtatsUnis et la Chine, loin devant l’Allemagne et la France.
Les Japonais n’ont pas dit leur dernier mot. Confrontés à des crises multiples, ils opposent une résilience et un pragmatisme ancrés dans leur vision du monde, leur culture et leurs traditions. Le 1er mai prochain, du reste, un nouvel occupant siégera sur le trône du chrysanthème, à la tête de la plus ancienne dynastie régnante de la planète. Le 126e empereur du Japon, Naruhito, 58 ans, succédera à son père, Akihito, 85 ans, qui a choisi d’abdiquer en raison de son grand âge – une première depuis près de deux siècles. Ainsi s’achèvera l’ère Heisei (« accomplissement de la paix »), trois décennies qui ont vu le Japon se transformer en profondeur, ballotté par les drames et les catastrophes.
Rappelez-vous. En 1989, quand Akihito monte sur le trône, l’archipel triomphe. Sony, Toshiba ou encore Panasonic inondent les hypermarchés du monde de leurs chaînes Hi-Fi, Walkman et magnétoscopes. A Tokyo et ailleurs, l’argent coule à flots et la techno s’impose dans les disukos, les boîtes de nuit où se déhanchent des nymphettes au look bodycon (contraction de body conscious, « conscient de son corps »). Avec ses écrans géants et ses néons, la capitale tentaculaire inspire les amateurs de contes futuristes, tel Ridley Scott pour son film Blade Runner.
Les années 1990 sonnent comme une sale gueule de bois. Le dégonflement de la bulle spéculative plonge dans un profond marasme une économie gangrenée par la pègre. L’époque est aux risutora, déformation japonaise de « restructuration ». Epargné pendant des décennies, l’archipel est rattrapé par les catastrophes. Le 17 janvier 1995, un puissant séisme secoue la ville portuaire de Kobe et sa région. Deux mois plus tard, les illuminés de la secte millénariste Aum Shinrikyo mènent une attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo. En 1997, l’économie, déjà mal en point, subit l’onde de choc de la crise asiatique. Les Japonais qualifient ces années de « décennie perdue ». Aujourd’hui encore, beaucoup conservent le souvenir d’une stagnation et d’un enchaînement de mauvaises nouvelles, reflet des limites et des carences d’un modèle à réinventer.
L’amorce des changements intervient dans les années 2000, sous la direction de Junichiro Koizumi. Au pouvoir de 2001 à 2006, le flamboyant Premier ministre ébrèche le consensus pacifiste et envoie les militaires japonais en Irak – premier déploiement de troupes nippones à l’étranger
depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale – en appui du président américain, son ami George Bush.
Economiquement, le secteur bancaire se consolide, les industriels nouent des partenariats avec des groupes étrangers. Nissan se redresse sous l’impitoyable direction du costcutter Carlos Ghosn. Mitsubishi s’allie à DaimlerChrysler, Suzuki à General Motors. En 2002, la Coupe du monde de football attire les foules du monde entier, alors que la J-pop – la pop nippone – et les mangas dominent la culture populaire en Asie et dans le monde. A la recherche de son propre modèle, le pays s’ouvre au monde et se libéralise. Il abandonne peu à peu le traditionnel système de l’emploi à vie. La précarité s’accroît. Les Japonais, mécontents, sanctionnent dans les urnes les successeurs de Koizumi. La triple catastrophe du 11 mars 2011 – séisme, tsunami, accident nucléaire de Fukushima – facilite l’élection de Shinzo Abe, l’année suivante. Nationaliste, révisionniste, désireux de modifier la Constitution pacifiste de l’archipel, l’actuel Premier ministre a compris qu’il ne parviendrait à ses fins qu’en redressant l’économie. Son programme, les « Abenomics », mêle relance budgétaire, politique monétaire ultra-accommodante et réformes structurelles. Il doit aider le Japon à sortir de quinze ans de déflation et lui permettre de renouer avec la croissance.
Sept ans après, le bilan apparaît mitigé. Si le pays conserve un chômage à 2,4 % et un revenu mensuel moyen de 304 000 yens (près de 2 450 euros), il demeure plus que jamais un pays vieillissant (voir page 52). La population baisse depuis le milieu des années 2000, et déjà 1 Japonais sur 4 a plus de 65 ans. Cette situation, inédite au monde, provoque une désertification accélérée des zones rurales. Le pays souffre aussi de conservatismes durables. Les femmes restent majoritairement cantonnées dans des tâches subalternes, tant dans les entreprises qu’à la maison
(voir page 46). Le Premier ministre a promis de les faire « briller », mais ses politiques relèvent davantage du voeu pieux que de la véritable ambition. A y regarder de plus près, rien ou presque n’est entrepris pour encourager les couples à avoir des enfants.
Même sur le plan économique, la situation est en trompe-l’oeil. Alors que le Fonds monétaire international table sur une croissance de 0,9 % en 2019, tout indique que les bonnes performances tiennent avant tout à la solide demande mondiale. Quant au taux de chômage, il traduit plus le manque de main-d’oeuvre qu’une véritable soif d’embaucher.
De tout cela il sera question dans ce dossier. Mais aussi des nuits nippones, parfois plus belles que les jours. Nos reporters se sont perdus dans les host clubs (voir page 60), ces lieux uniques au Japon, où les femmes se font princesses d’un soir. Nous nous sommes abandonnés aux ambiances jazzy des soirées d’automne à Tokyo
(voir page 57). Nous avons suivi des papys et mamys en quête d’amour
(voir page 56). Et nous n’avons pas oublié, enfin, ce qui fait l’irrésistible permanence nippone, ce temps toujours retrouvé entre pétales de cerisier et neige du mont Fuji, ce goût toujours réinventé entre tradition culinaire et artisanat, cette esthétique du détail magnifiée, entre la soie du kimono et l’ultime goutte de saké.