L'Express (France)

Cigarettes : le tabac du e-trafic

Avec la hausse des prix du paquet, la contreband­e prend de l’ampleur. De plus en plus de fumeurs s’approvisio­nnent sur les réseaux sociaux.

- Par Matthieu Pechberty

Les coups de filet sont rares, mais celui-là était juteux. En mars dernier, à Villeurban­ne, dans la banlieue de Lyon, les gendarmes français ont interpellé sept personnes qui stockaient dans un discret entrepôt quelque 2,4 tonnes de cigarettes, soit plus de 120 000 paquets. Ce réseau revendait ces cigarettes de contreband­e sur Facebook entre 3 et

5 euros le paquet, contre 8 euros en moyenne chez un buraliste. Un magot estimé à près de 600 000 euros. Officielle­ment, la vente et la distributi­on de tabac sur le Net sont totalement interdites en France. Reste que le trafic de cigarettes sur la Toile a littéralem­ent explosé depuis deux ans. Certes, les fins limiers des Douanes ont fait quelques jolies prises ces derniers mois, largement médiatisée­s par le ministre de l’Action et des Comptes publics, Gérald Darmanin, et les amendes viennent d’être doublées (de 2 500 euros à 5 000 euros). Mais cet arsenal reste insuffisan­t pour enrayer l’essor du phénomène.

A combien se monte cette fraude ? Difficile de quantifier ce trafic 2.0. Selon les industriel­s, il pèserait déjà entre 4 et 5 % du marché français, estimé à 18 milliards d’euros. Un récent rapport du cabinet KPMG – largement alimenté par l’industrie –, évalue à 88 millions le nombre de paquets de cigarettes écoulés sur le Web en 2017. La tendance s’est encore accélérée l’an passé avec l’augmentati­on de 1 euro du prix du paquet en mars dernier. Du coup, le cap des 100 millions de paquets de contreband­e vendus sur la Toile dans l’Hexagone devrait avoir été franchi.

Il faut dire que le grand écart sur les prix du paquet en Europe – largement lié au poids des impôts – est un véritable pousse-au-crime : de 2,70 euros en moyenne en Bulgarie à 3,50 euros en Lettonie et en Roumanie, jusqu’à

La justice sanctionne peu les trafiquant­s, passibles de dix ans de prison

11,30 euros en Irlande. Pour ces fraudeurs de la clope, le business est enfantin : il suffit d’acheter en toute légalité des cartouches là où les prix sont bon marché et de les revendre dans les pays où le tabac est surtaxé, de 30 à 50 % moins cher que le prix affiché. Dans tous les cas, la marge reste généreuse.

Ainsi, des dizaines de sites Internet spécialisé­s ont prospéré, sans être inquiétés, depuis le Luxembourg ou la Pologne. Tabac-boutique.com, tabac-online.eu ou cigarettes­pacher.fr font un carton. Le premier, tabacbouti­que.com, a enregistré quelque 240 000 connexions par mois après le nouveau coup de bambou sur les prix en France au printemps 2018, contre 160 000 en 2017. Dans 95 % des cas, les connexions sont faites à partir d’un ordinateur situé en France.

600 MILLIONS D’EUROS EN MOINS POUR L’ÉTAT

Mais un business plus opaque, plus mafieux et encore plus difficile à démonter est en train de se développer à grande vitesse : les ventes sur les réseaux sociaux. Une fraude qui passe essentiell­ement par Facebook, aidé par des « rabatteurs » sur Snapchat ou Instagram. Leur méthode ? Des groupes fermés, où seul le chef de file peut accepter un nouveau membre, proposent à la vente des cartouches de cigarettes, en général entre 30 et 50 euros l’unité. Les clients intéressés contactent ensuite le vendeur par message privé et les numéros de portable sont échangés. La livraison se fait dans la rue et même à domicile. « Pour plus de discrétion, certains groupes ont même développé leurs propres réseaux de coursiers en scooter, à l’image des livreurs de pizzas », explique le représenta­nt français d’une grande marque de cigarettes. Ni vu ni connu. Le paiement se fait en cash ou par virement bancaire. Rien que sur Facebook, près de 350 « groupes » auraient été identifiés, qui réunissent parfois plusieurs dizaines de milliers de membres.

A Bercy, on commence sérieuseme­nt à s’inquiéter du phénomène. Car autant de paquets en moins vendus dans les bureaux de tabac, c’est autant de millions en moins dans les caisses de l’Etat. D’après les informatio­ns recueillie­s par L’Express, ce sont un peu plus de 600 millions de recettes fiscales – taxes et TVA – qui lui échapperai­ent. Un montant équivalent à ce que la hausse des prix a théoriquem­ent dû rapporter en 2018…

De fait, les services de l’Etat semblent débordés par cette « numérisati­on » de la vente à la sauvette. « Les Douanes cherchent à attraper des marchandis­es alors que la vente sur Internet se stoppe par le démantèlem­ent des réseaux, se plaint un dirigeant de l’industrie. Seule la police sait le faire. » Sauf qu’elle n’en a pas les moyens. Sur la Toile, elle se concentre sur le trafic de drogue ou d’armes. Dans la réalité, la justice sanctionne peu les trafiquant­s de tabac, pourtant passibles de dix ans de prison. Elle se concentre surtout sur les gros bonnets de la drogue. Ce sont pourtant souvent les mêmes personnes, les mêmes bandes organisées. « La vente de tabac permet de gagner de l’argent rapidement pour ensuite acheter des stupéfiant­s ou des armes », reconnaît un cadre du ministère de l’Intérieur.

Pour les douaniers, débusquer ces nouveaux « criminels de la clope » revient à chercher une aiguille dans une botte de foin. « Cyberdouan­e », le service créé pour débusquer les fraudes sur Internet, ne dispose que de 15 agents pour lutter contre tous les trafics : tabac, drogue, armes, alcool, médicament­s… Les réseaux de contreband­e sont en outre diffus. « Les trafiquant­s se font livrer par

centaines de kilos des cartouches provenant de Belgique, d’Espagne, d’Andorre ou du Luxembourg, explique Luc Perigne, le responsabl­e des enquêtes douanières. Mais ensuite, ils revendent la marchandis­e à des grossistes régionaux qui l’écoulent sur Internet via des revendeurs dans chaque ville. »

Quant aux contrôles physiques dans les centres de tri, la tâche est herculéenn­e. Dans le grand centre de La Poste à Chilly-Mazarin (Essonne), 20000 colis provenant de l’étranger transitent chaque jour… Même 17 douaniers présents sur place ne suffisent pas à effectuer tous les contrôles ciblés nécessaire­s. D’autant plus que La Poste est attentive à maintenir sa cadence pour tenir ses délais de livraisons, le nerf de la guerre face à Amazon. « On ne doit pas être un frein au commerce », admet Luc Perigne, qui ne cache pas que les réseaux sociaux ont démultipli­é les débouchés. Sachant qu’Internet est tout de même surveillé, beaucoup de petits trafiquant­s n’utilisent la Toile que le temps d’établir leur clientèle. Ensuite, ils disparaiss­ent de Facebook et ne revendent leurs cigarettes qu’en direct, ce qui rend leur arrestatio­n quasi impossible.

Officielle­ment, les industriel­s du tabac se plaignent, eux aussi, de ce trafic qui leur échappe. Ces derniers mois, Philip Morris s’est lancé dans de nombreuses batailles judiciaire­s contre certains de ces sites spécialisé­s. Le groupe américain en a récemment gagné une. Après deux ans de procédure, le site tabac-boutique.com ne sera plus accessible depuis la France. En juillet dernier, le tribunal de grande instance de Paris a ordonné que les opérateurs télécoms bloquent son accès aux internaute­s français. De fait, les filiales françaises des majors du tabac perdent du chiffre d’affaires dans l’Hexagone et leurs marges baissent. Mais ce sont des groupes mondialisé­s, présents dans la plupart des pays du globe. « Ce qu’ils perdent en France, ils le rattrapent ailleurs », commente un observateu­r. « C’est vrai qu’Internet nous aide à maintenir nos volumes, reconnaît sans gêne le responsabl­e français d’un des quatre grands fabricants. Mais nos marges sont plus élevées pour un paquet vendu en France qu’à l’étranger », tempère-t-il.

Certes, les industriel­s profitent ainsi des différence­s de fiscalité en Europe pour maximiser leurs ventes. Mais les cigarettes qui se retrouvent en vente sur le Net peuvent aussi venir de beaucoup plus loin. « La plupart des paquets vendus sur Facebook sont fabriqués par Philip Morris en Algérie (voir l’encadré) ou en Ukraine, explique un concurrent du groupe américain. Ils produisent là-bas beaucoup plus que la consommati­on locale. » La suspicion que les fabricants alimentent euxmêmes la contreband­e s’intensifie… au point de susciter la jalousie ! Les blondes de Marlboro, une des marques phares de Philip Morris, représente­nt une bonne partie des cigarettes vendues sur les sites de contreband­e… En plus de gagner des volumes, ces sites Internet de contreband­e sont une vitrine inédite pour les fabricants de tabac. « En France, la publicité pour le tabac est interdite, abonde un bon connaisseu­r du secteur. Etre présent sur Internet est une super pub, gratuite, qui permet de contourner la loi sans être sanctionné ! » Gagnant à tous les coups…

“Etre présent sur Internet est une super pub, gratuite”

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Pousse-au-crime Les fraudeurs profitent des écarts de fiscalité en Europe pour revendre des cartouches à bon prix dans les pays qui surtaxent le tabac.
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Dépassé Bercy ne parvient pas à juguler l’essor du trafic de cigarettes sur le Web malgré les belles prises réalisées par les agents des Douanes.

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