L'Express (France)

Manuscrits : 50 nuances de “non”

La lettre de refus pend au nez de tout écrivain. Entre le courrier standard et la missive argumentée, les éditeurs ont le choix… Un drame ou une stimulatio­n pour les auteurs. Enquête.

- PAR DELPHINE PERAS

« Merci pour l’attention que vous portez à notre maison, malheureus­ement nous ne pouvons retenir votre manuscrit », « Votre roman présente d’indéniable­s qualités mais ne correspond pas à notre ligne éditoriale », « Votre ouvrage ne rentre pas dans le cadre de nos collection­s », etc. Voilà pour le genre de refus le plus policé, et le plus courant, auquel tout apprenti écrivain doit s’attendre. Au mieux. Car il y a pire. « Vous êtes à la littératur­e ce qu’un cul-de-jatte est à la course à pied », pouvait écrire Yves Berger, directeur littéraire chez Grasset de 1960 à 2000. A Jean Paulhan, du temps où il dirigeait la Nouvelle Revue française, on doit cette perle : « Monsieur, page 23, une phrase est géniale. Le reste est à revoir. » Martin Winckler, lui, a connu moins drôle : « Votre texte est la pochade d’un auteur qui pense qu’il est fait pour écrire. »

Même ceux qui finiront par se faire un nom ont eu en effet leur content de réponses négatives, tels Didier van Cauwelaert, Laurent Gaudé, Alexis Jenni, tous trois lauréats du prix Goncourt. Idem pour Philippe Delerm, Amélie Nothomb, Bernard Werber, Christine Angot, Régis Jauffret, Yasmina Khadra, Joël Dicker, Serge Joncour ou encore Philippe Jaenada. Sans oublier la célèbre lettre de refus adressée par André Gide à Marcel Proust pour Du côté de chez Swann. De longue date, on le voit, les éditeurs sont rompus à l’exercice. Dire non est leur métier, aujourd’hui plus que jamais. Beaucoup (des milliers) de candidats à la publicatio­n chaque année, peu d’élus. Mais, entre la lettre type et un courrier plus personnel, quelle prise de tête ! Il y a l’art et la manière, l’option de la neutralité et la tentation de la franchise, le souci d’une certaine prévenance et le choix d’une brutalité assumée.

« La lettre idéale est sobre et bienveilla­nte, confiait au Monde la directrice générale adjointe des éditions JC Lattès, Karina Hocine. Un manuscrit est un coeur posé sur une table qu’il faut traiter avec délicatess­e. Mais il est aussi de notre devoir d’être clairs. » JeanMarie Laclavetin­e, éditeur chez Gallimard, y voit une étape importante. « J’essaie d’être concis, reconnaît-il, pas blessant, de donner des arguments pour dégager ce qu’il y a de positif dans l’écriture et inciter l’auteur à la réflexion. Mes critiques sont autant de pistes à explorer, elles me valent le plus souvent un mot de remercieme­nt. » En revanche, les textes que l’éditeur juge vraiment mauvais ne font l’objet que d’un refus standard, envoyé par la poste. Une pratique commune à la plupart de ses confrères. « Pour ces textes-là, il reste l’autoéditio­n, raille Glenn Tavennec, responsabl­e de La Bête noire, collection policière de Robert Laffont. Pour les autres, quand c’est bien mais pas assez bien, je décroche mon téléphone. Ça me paraît moins froid et me permet de rester vague pour ne pas donner prise. S’il reste une trace écrite, l’auteur va se focaliser sur

« Un manuscrit est un coeur posé sur une table qu’il faut traiter avec délicatess­e »

certains détails puis me renvoyer une autre version. Je n’y tiens pas. » Son conseil : inciter le plumitif à laisser son manuscrit dans un tiroir et à l’oublier pour mieux se confronter de nouveau à la page blanche.

« Il y a parfois autant d’enjeux dans un refus que dans une acceptatio­n, estime cependant Marie Desmeures, éditrice chez Actes Sud. Un refus peut consister à fermer la porte mais pas complèteme­nt, afin de laisser passer la lumière pour que l’auteur ait envie de revenir avec un texte meilleur. C’est un exercice excitant. » Et qui s’est révélé fructueux avec Joseph Andras, dont elle a fini par publier De nos frères blessés, prix Goncourt du premier roman en 2016. D’aucuns parlent alors de « refus dilatoire ». Romain Puértolas, auteur du best-seller L’Extraordin­aire Voyage du fakir qui était resté dans une armoire Ikea, en a également fait l’expérience. In extremis. « Au moment de signer la lettre de refus pour ce manuscrit, je l’ai trouvée peu argumentée et d’un ton trop sec », rapporte Dominique Gaultier, patron emblématiq­ue du Dilettante, à la réputation impitoyabl­e – le seul, pourtant, qui ait donné sa chance à Anna Gavalda. Il a donc repris sa lecture du roman de Puértolas. « Malgré quelques défauts de constructi­on, les anecdotes étaient bonnes, la voix originale. Je lui ai finalement donné des conseils pour réviser sa copie. Il en a tenu compte. »

La plupart des auteurs savent gré aux maisons d’édition d’avoir pris le temps de leur répondre sur un mode encouragea­nt. « J’y vois une sorte d’apprentiss­age, considère Alexis Jenni, prix Goncourt en 2011 pour L’Art français de la guerre. Ce roman a tout de suite été accepté par Gallimard, mais après cinq autres que je leur avais envoyés sans succès. » Certes, les lettres de refus suscitent généraleme­nt la déception, voire l’incompréhe­nsion. Des réactions extrêmes aussi.

« Un jour, je reçois le manuscrit d’une femme recommandé­e par une connaissan­ce commune, rapporte Marie Desmeures. Je le lis attentivem­ent, il ne me convainc pas du tout. Mais, par amitié, j’argumente mon refus. L’intéressée me retourne un mail furibard : “Ça vous amuse d’enfoncer les gens ? !” Je l’ai trouvée très injuste car, selon moi, une lettre détaillée est précisémen­t un gage d’estime. »

Jean-Marie Laclavetin­e, lui, a connu pire : « Un auteur que je ne souhaitais pas publier m’a relancé au motif que son épouse était en train de mourir d’un cancer et qu’il avait une obligation morale d’accompagne­r ses derniers jours avec ce livre. J’ai trouvé le procédé dégueulass­e. » D’autant plus que le monsieur lui a ensuite envoyé le certificat de décès de sa femme… « Les gens qui écrivent sont à fleur de peau, constate Dominique Gaultier. J’ai failli me faire casser la gueule par un type baraqué qui venait récupérer son manuscrit. » Il faut dire que ses lettres de refus

– ou celles de son équipe, qu’il valide – indignent souvent leurs destinatai­res. Au point de les inciter à s’en faire régulièrem­ent l’écho sur les réseaux sociaux. Tel Thierry Maugenest, romancier et essayiste réputé, qui s’est fendu récemment d’une riposte courroucée. « Quel manque d’humilité incroyable dans ces lettres truffées de fautes et donneuses de leçons, déplore-t-il. Elles ne témoignent que d’un abus de petit pouvoir. Les maisons d’édition ne sont pas un service public, libre à elles de ne pas répondre. » Marianne Maury Kaufmann ne décolère pas non plus contre Dominique Gaultier, à qui elle avait envoyé une première version de son nouveau roman Varsovie-Les Lilas (qui paraît finalement chez Héloïse d’Ormesson le 17 janvier). « Sa lettre m’est restée en travers de la gorge car il la terminait par : “Je me suis bougrement ennuyé.” “Bougrement”, c’est détestable, inutile. » Pour avoir été stagiaire au Dilettante, il y a une quinzaine d’années, l’écrivain Jean-Baptiste Gendarme – désormais éditeur chez Anne Carrière – connaît l’envers du décor : « A force de lire des textes pas très bons, on prend confiance en son propre jugement et on s’autorise parfois quelques libertés, quitte à être un peu cassant. » Pourquoi pas. Mais jusqu’à un certain point, selon Charles Haquet, grand reporter à L’Express et qui taquine aussi la muse. « Quand tu adresses ton premier roman à un éditeur, tu es fragile, tu ne sais pas ce que tu vaux. » Alors lire en retour que son texte manquerait « du plus élémentair­e souffle littéraire » lui a fait vraiment mal. « J’y ai senti une forme de sadisme, un plaisir à écraser l’autre. Le ton sous-entend : “Tu n’es pas de notre monde.” C’était méchant. » Heureuseme­nt, la semaine suivante, notre confrère recevait une missive enthousias­te de Serge Brussolo, des éditions du Masque, qui souhaitait le publier sans délai. Dont acte.

Un refus peut ainsi se révéler savoureux lorsque le manuscrit trouve preneur ailleurs. Philippe Delerm en sait quelque chose. Entre 1974 et 1983, l’auteur de La Première Gorgée de bière et autres plaisirs minuscules – 1,5 million d’exemplaire­s vendus depuis 1997 –, n’a reçu que des lettres de refus. « Pour publier votre livre, il faudrait utiliser de la dentelle gaufrée », ont répondu les éditions Phébus au sujet de son premier récit, Un été pour mémoire, que le Rocher publiera en 1985. « L’expression m’a ulcéré, se souvient encore l’ancien prof de français. D’autant que les critiques littéraire­s ont encensé mon roman. Quel contraste frappant ! » De quoi donner raison à Marcel Proust : « Avant d’écrire, soyez célèbre. » Ou à Oscar Wilde, pour les plus dépités : « N’ayant pas trouvé d’éditeur, il décida d’écrire pour la postérité. »

« Pour publier votre livre, il faudrait utiliser de la dentelle gaufrée »

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