L'Express (France)

Des Invisibles remarquabl­es

Marianne, Adolpha et Bérangère ont connu la vie dans la rue. Elles sont trois des héroïnes du film de Louis-Julien Petit. Récit.

- PAR CHRISTOPHE CARRIÈRE C. Ca.

Rendez-vous en fin de matinée avec Lady Di, Chantal Goya et Simone Veil. C’est écrit noir sur blanc dans un e-mail envoyé par la production des Invisibles, le nouveau film de Louis-Julien Petit (Discount, Carole Matthieu), comédie sociale autour d’un centre pour femmes SDF (voir la critique page 109). Mieux, le lieu de la rencontre avec le trio improbable est fixé dans un bar parisien à l’enseigne prometteus­e : Les Turbulente­s. Une manière de prévenir à qui on va avoir affaire. Trois phénomènes jouant peu ou prou leur propre rôle dans le longmétrag­e de Petit, d’un naturel bavard, sans filtre, et se régalant d’un présent promis à des lendemains qui chantent, après un passé pavé de galères et de drames. « Afin qu’elles aient le courage de se livrer dans toute leur vérité, en oubliant la caméra, j’ai demandé à chaque participan­te du film de se trouver un nom d’emprunt, explique Louis-Julien Petit. Elles ont choisi une femme qu’elles admiraient et, pour l’équipe, elles sont restées pendant deux mois Edith (Piaf), Brigitte (Macron), Mimi (Mathy)… »

Aujourd’hui, Lady Di, Chantal Goya et Simone Veil déclinent volontiers leur identité. Elles s’appellent en réalité Marianne Garcia, Adolpha Van Meerhaeghe et Bérangère Toural. Quand on leur demande comment elles se sont retrouvées actrices, c’est la foire d’empoigne à qui prendra la parole. Ou surtout à qui fera taire Adolpha, la plus volubile, la plus bruyante, la plus drôle, la plus tout. « Ah! Moi j’aime bien rigoler ! » se défend-elle. Et, dans Les Invisibles, elle fait beaucoup rire. Sans le vouloir. D’une franchise désarmante, elle y déroule son CV auprès d’employeurs potentiels, n’omettant jamais de dire ce qu’elle a appris en prison, où elle a passé pas mal d’années, vu qu’elle a tué son mari, qui la battait, vous comprenez… Euh ! Adolpha, ce n’est peutêtre pas la peine de donner tant de détails. « Oui, mais je n’aime pas mentir, moi », rétorque-t-elle, à l’écran comme dans la vie. Le plus incroyable, c’est que Louis-Julien Petit avait écrit son personnage avant de la rencontrer! Le jour du casting, face à cette personnali­té de 71 ans, il n’en revenait pas. Comme toujours, la réalité est plus forte que la fiction.

Le casting, justement, fut une longue suite de témoignage­s face caméra. 300 femmes qui avaient connu la rue, ex-SDF désormais « stabilisée­s » ou vivant en foyer d’accueil. « Chacune s’est livrée durant une heure, raconte Louis-Julien Petit. Mais, plus que des histoires, je cherchais des personnali­tés. Certains cherchent à être crédibles, je cherche à être vrai. » Son projet est d’ailleurs né d’un documentai­re de Claire Lajeunie, Femmes invisibles, survivre dans la rue (2015), et du livre qui a suivi, Sur la route des invisibles (Michalon). Soucieux de ne pas faire une redite « fictionnée » de l’enquête, Petit a choisi de raconter ces femmes à travers une bataille porteuse d’espoir. Les responsabl­es d’un centre d’accueil féminin (jouées par Corinne Masiero et Audrey Lamy) vont à l’encontre de l’administra­tion en s’occupant vingt-quatre heures sur vingt-quatre de SDF, bien décidées à les réinsérer socialemen­t, quitte à un peu magouiller et à baratiner…

Sur les 300, le cinéaste en retient 50. « Je leur ai dit de venir le premier jour de tournage, et c’est la première séquence du film : elles sont toutes à se presser devant la grille. » « Nous, on était pile à l’heure, mais y en a qui ne sont pas venues, hein ! » précise Adolpha, qui s’efforce de « parler beau », comme elle dit – à savoir pas en chti. « Une fois, j’ai été interviewé­e pour un reportage sur France 3 et on m’a dit que j’étais super parce que je ne regardais jamais la caméra. Comme une

« Plus que des histoires, je cherchais des personnali­tés » Louis-Julien Petit

artiste! » On pourrait l’écouter des heures. Ses deux amies également. Certes, elles sont moins truculente­s, mais tout aussi touchantes, dignes, humaines. Marianne,

« Lady Di », est d’une douceur infinie. Elle raconte sa chance d’avoir le même homme depuis plus de quarante ans, ses deux enfants, son emploi de gardienne d’immeuble, son commerce de chaussures, et ne s’attarde pas sur le pire, résumé en deux phrases laconiques : « Ma mère est morte quand j’étais gamine. J’ai connu la rue de 5 à 17 ans. » Bérangère, elle, 46 ans, parle avec une rage contenue, encore sur ses gardes après avoir battu le pavé dix ans durant à la recherche d’un logement pour ses cinq enfants et son mari, accidenté de la route. Lille, Digne-les-Bains, Marseille, Port-de-Bouc, Lille à nouveau… Un parcours du combattant semé de propriétai­res véreux, d’hôtels miteux, d’expulsions à l’aube, de solutions provisoire­s et de bouts de chandelle. « Je ne me plains pas, je me bats. On a toutes eu des chemins compliqués, mais on n’est pas là où on en est aujourd’hui par hasard. De nos malheurs on a tiré une force et des leçons. Les gens doivent comprendre que les SDF ne sont pas plus bêtes que d’autres. »

« Ces femmes sont des résistante­s modernes, affirme LouisJulie­n Petit. Des combattant­es, des exemples de résilience. » « Des exemples de quoi? » le coupe Adolpha. « De résilience, lui répète le réalisateu­r. Tu laisses le passé derrière toi et tu avances, toujours debout. » « Ah, bah, c’est sûr que je ne suis pas du genre à me coucher ! » conclut avec un sourire malicieux la septuagéna­ire. D’autant qu’elles sont désormais « réinsérées ». Adolpha anime des ateliers d’art brut auprès de jeunes en difficulté, de handicapés et de femmes battues. Elle monte sur scène également, en compagnie de Corinne Masiero, pour des lectures du livre qu’elle a écrit en prison : Une vie bien rEngeR. Marianne, déjà présente dans un petit rôle dans

Discount, n’est pas peu fière d’avoir été repérée au Festival d’Angoulême (où

Les Invisibles ont été ovationnée­s) par Mathias Mlekuz pour jouer dans son premier long-métrage, Mine de rien, aux côtés d’Arnaud Ducret et d’Hélène Vincent. Bérangère a enfin obtenu un logement social et travaille pour la voirie de Lille. « Cette aventure des Invisibles a été une thérapie, reconnaît cette dernière. On s’est portées les unes les autres. » Point d’orgue, l’avant-première lilloise, au terme de laquelle le public les a applaudies à tout rompre. « J’ai tellement chialé, se souvient Bérangère. Moi, j’applaudiss­ais LouisJulie­n parce qu’il n’a jamais cédé au misérabili­sme et il nous a sublimées. » « Toute cette considérat­ion m’a rendue encore plus forte, ajoute Adolpha. Bon, je me trouve un peu grosse à l’écran, mais ce n’est pas grave. » C’est sûr que, comparé à ce qu’elle et les autres ont vécu, il y a pire comme problème.

« C’est sûr que je ne suis pas du genre à me coucher ! »

LES INVISIBLES, EN SALLES.

Adolpha Van Meerhaeghe

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Casting Le réalisateu­r Louis-Julien Petit aux côtés de Marianne Garcia (Lady Di), Adolpha Van Meerhaeghe (Chantal Goya) et Bérangère Toural (Simone Veil).

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