Euro : avancer ou disparaître
Jean Quatremer, journaliste à Libération, spécialiste des questions européennes, célèbre dans un nouvel essai* les 20 ans de la monnaie unique.
Il vient toujours un temps, dans l’histoire des institutions, où il faut leur permettre de se parachever, faute de quoi elles périclitent et sont menacées de collapsus et de disparition. L’euro, qui vient de fêter ses 20 ans d’existence, confirme cette loi de la gravitation historique. Comme le rappelle notre confrère de Libération, Jean Quatremer, dans son nouveau et remarquable ouvrage, Il faut achever l’euro, on ne connaît aucun précédent d’une monnaie qui n’ait pas été appuyée sur une structure étatique. L’euro, seul de son espèce, est une devise sans Etat ; l’eurozone, en effet, ne s’est toujours pas dotée de gouvernement politique et économique, ou d’un président capable de fixer un cap limpide en matière économique et budgétaire et de bétonner la solidarité financière entre les Etats membres.
Jean Quatremer, mieux que quiconque, connaît les arcanes du mécano européen et, singulièrement, de la construction monétaire. Il en a tiré, depuis longtemps, une lucidité assez désenchantée sur la nature du fonctionnement de la monnaie unique – fonctionnement seulement efficace en superficie et qui, selon lui, dissimule une crise chronique, aussi ancienne que son existence même. Prolongeant la récente réflexion du philosophe néerlandais Luuk Van Middelaar sur les bricolages de l’UE (1), le diagnostic posé par Quatremer fait entendre des harmoniques nettement plus alarmants. Pour lui, dans leur très grande majorité, les peuples concernés ressentent une colère difficile à contenir contre les tâtonnements, perçus comme erratiques, de l’UE. Et, avertit l’auteur, les délais sont (presque) expirés : soit il est vite donné audience aux peuples, qui attendent de la monnaie unique qu’elle leur procure croissance et emploi, soit la priorité est encore accordée aux Etats, qui jouent le statu quo, c’est-à-dire l’inachèvement et la fragilisation de l’euro, dans la seule ambition de conserver leurs prérogatives de souveraineté. Faut-il, partant, comme le préconisent certaines voix, tenir un référendum sur l’avenir de la monnaie unique? Courageusement, Quatremer affirme que celui-ci devra avoir une dimension transeuropéenne, afin d’éviter l’obstruction d’un ou deux pays, qui suffirait à bloquer l’ensemble de la machine. Car, conclut Quatremer, si « le calme est revenu », il ne faut pas plus aujourd’hui qu’hier « se fier aux apparences ». L’auteur estime très profonde la vulnérabilité de la zone euro, laquelle se montre plus fragmentée qu’à aucun moment de son histoire. L’Allemagne a, hélas, « transformé le pacte de stabilité en carcan destiné à mettre en pilotage automatique les politiques économiques et budgétaires nationales », et Wolfgang Schäuble et Angela Merkel caressent le rêve de « confier à une agence indépendante ou au MES [mécanisme européen de stabilité] le contrôle des budgets pour éviter toute appréciation politique ». Pour ne rien arranger, dans l’espoir d’« obtenir le minimum de solidarité financière de l’Allemagne », les présidents français Nicolas Sarkozy et François Hollande « ont fait cadeau des clefs de la maison euro » à Berlin.
A l’heure où la permanence même de l’UE ne paraît plus garantie face à une poussée illibérale qu’il faudrait vouloir réellement combattre, cette histoire critique, inventaire de tant de renoncements et d’occasions manquées, vaut – plus que jamais – pour un appel à la vigilance et au volontarisme. Et pour une invite à surmonter, sans tarder, les réticences allemandes à voir prendre forme le plein achèvement de la zone euro.
* Il faut achever l’euro. Tout ce que vous avez toujours voulu savoir sur l’euro (sans oser le demander), Calmann-Lévy.
(1) Quand l’Europe improvise, Gallimard, 2018.