“LES POLITIQUES DOIVENT TENIR COMPTE DU RESSENTI”
Directeur du département opinion de l’Ifop, Jérôme Fourquet – dernier ouvrage paru : Le Nouveau Clivage – analyse le rôle de la perception dans les comportements.
l’express La perception l’emporte-t-elle sur la réalité ?
Jérôme Fourquet Les perceptions et le ressenti jouent un rôle déterminant dans la formation des opinions et des comportements électoraux, comme le montrent notamment des travaux de psychologie sociale. Or, sur de nombreux sujets, il y a souvent un écart entre le ressenti et la réalité objective. L’exemple très classique est celui du pouvoir d’achat. Bien que, selon les indices officiels, la hausse des prix est très modérée depuis une trentaine d’années, les Français ont l’impression que leur pouvoir d’achat est rogné. Pour deux raisons. D’abord, les prix qui baissent sont ceux de biens que l’on n’achète pas tous les jours, comme les ordinateurs ou les voitures, alors que celui des biens d’usage quotidien augmente. Ensuite, parce que la structure des dépenses des ménages a évolué. Il y a trente ans, personne n’avait de smartphone ; aujourd’hui, nul ne peut s’en passer. Les salaires n’ont pas augmenté en conséquence et le « reste à vivre », une fois que l’on a payé l’essence, le loyer, le chauffage et les autres dépenses contraintes, se réduit. Quand les médias, reprenant les chiffres officiels, disent que le pouvoir d’achat augmente, ils nourrissent ainsi un sentiment de défiance vis-à-vis de « ceux d’en haut », qui n’ont pas les pieds sur terre. On rencontre la même incrédulité avec la réduction du chômage. A l’Ifop, nous avons mesuré, au milieu des années 2000, qu’il fallait plus de six mois de baisse consécutifs pour que les gens commencent à y croire.
Le prélèvement à la source peut-il créer un ressenti d’amputation ?
J. F. Cet effet, s’il se produit, concernera ceux qui paient encore leur impôt par tiers. Je crois davantage à un effet visuel, d’aucuns diraient « pédagogique » : chacun va prendre conscience de ce qu’il paie de manière cumulée au titre de la protection sociale et de l’impôt sur le revenu.
Le ressenti ne se limite pas au domaine économique ?
J. F. Non, bien sûr. Il est particulièrement important en matière d’immigration. Une majorité de Français pense : « Il y a de plus en plus d’immigrés en France. » Avec une part de mauvaise foi, certains démographes affirment que ce n’est pas vrai, qu’il y a toujours le même nombre d’entrées chaque année. Or, si le nombre d’entrées est constant, cela signifie qu’il y a des nouveaux venus, donc de plus en plus d’immigrés. Autre élément : quand les experts affirment que le taux d’immigrés est stable depuis les années 1930, les gens ont l’impression que l’on se moque d’eux. Il faut aller plus loin dans le diagnostic. Les étrangers entrés en France dans les années 1930 ne sont pas les mêmes que ceux qui arrivent aujourd’hui. Ils ne viennent plus d’Europe, mais majoritairement du Maghreb ou d’Afrique. Quand les Français rencontrent des
« Réfuter [son poids], c’est être dans une posture de surplomb qui ne passe plus »
personnes d’origine africaine ou maghrébine, dans la rue, sur les marchés, ils ne savent pas s’ils ont ou non la nationalité française. La statistique peut bien leur dire qu’il n’y a pas plus d’étrangers, eux voient de plus en plus de personnes qu’ils considèrent comme des étrangers. Alors que ces derniers, pour beaucoup, sont des descendants d’immigrés de la troisième ou quatrième génération et sont français. Mais les Français raisonnent sur des catégories ethnoculturelles.
Sujet tabou en France…
J. F. Les gens ne vous demandent pas la permission de raisonner ainsi ! Il est vrai que le modèle français se veut comme un creuset où les individus s’intègrent : il serait donc inutile de les compter puisqu’ils vont finir par s’amalgamer. La réalité est manifestement plus complexe que ces principes.
Parler comme le font parfois les politiques de « sentiment d’insécurité » ou de « sentiment d’abandon » est-il une bonne manière de traiter du ressenti ?
J. F. Tout dépend du contexte. Quand la gauche parle du sentiment d’insécurité, au début des années 2000, c’est pour dire que les Français se trompent, pour réfuter une perception majoritairement ancrée. C’est prendre les gens à rebrousse-poil. Cela peut être légitime et courageux, mais c’est souvent dangereux. Aujourd’hui, d’autres parlent de ressenti, signifiant ainsi qu’ils ont conscience que la réalité est différente, mais qu’ils entendent ce qui est dit. On a vu ce type de réaction à propos des gilets jaunes : vous vous trompez un peu, mais j’intègre.
Vous faites allusion à la position d’Emmanuel Macron ?
J. F. La sienne et celle d’autres. On a entendu parler de « sentiment d’isolement », d’« abandon ». Si vous poussez les politiques dans leurs retranchements, ils vous diront : on a des services publics à la française, un maillage du territoire important, ce sentiment doit donc être un peu relativisé mais il faut entendre la colère ou le désarroi d’une partie des Français.
Dans quelle mesure les politiques doivent-ils tenir compte du ressenti ?
J. F. Pour moi, il faut le faire. C’est fondamental. Si vous commencez par réfuter, en disant : vous êtes dans l’erreur et, moi, je vais vous expliquer la réalité, vous êtes dans une posture de surplomb qui ne passe plus du tout. Il faut partir du ressenti, puis mener tout un travail de déconstruction, pour indiquer que des efforts ont été faits, qu’il y a des réussites sur tel ou tel point. Il est vrai que certains politiques sont plus enclins que d’autres à épouser le ressenti. Je pense à Marine Le Pen sur l’immigration. Dans nos enquêtes, les électeurs du Rassemblement national [ex-FN] disent qu’elle est la seule à comprendre ce qu’ils vivent. Autre exemple : quand Pierre Moscovici, alors ministre de l’Economie et des Finances [20122014], parle du ras-le-bol fiscal, il tient compte du ressenti. Mais seulement dans les discours, puisque les prélèvements ont augmenté…
Le poids du ressenti n’augmente-t-il pas avec la méfiance qu’inspirent les politiques ?
J. F. Nous vivons une société de défiance où toutes les paroles qui viennent d’en haut, celles des politiques, des experts, des économistes, des scientifiques, suscitent le soupçon et le doute. C’est un cercle vicieux qui se nourrit notamment du décalage entre la réalité perçue par les gens au prisme de leur propre expérience quotidienne et le discours officiel. On le voit sur les vaccins, les OGM, les compteurs Linky. Les réseaux sociaux accentuent ce phénomène : vous êtes mécaniquement amené à évoluer en vase clos avec des gens qui pensent comme vous. Et l’être humain est ainsi fait qu’il intègre instantanément les éléments qui confortent sa grille de lecture. Et balaie les autres.