Le nouveau goût du saké
Boudée par les jeunes, la boisson traditionnelle perd du terrain. Pour la relancer, un brasseur ressuscite des recettes ancestrales.
Accrochée au-dessus de la porte, la sugidama se balance doucement au gré des vents d’automne. Traditionnellement, cette boule compacte, constituée de branches de cèdre fraîchement coupées, est suspendue à l’entrée de l’usine lorsque l’on commence à produire le saké. Dès que les aiguilles de cèdre deviennent brunes, le saké est prêt à boire. « Cette année, ce sera fin mai », prédit Yusuke Sato, patron d’Aramasa. Créée en 1852, cette brasserie, installée au coeur de la ville d’Akita, dans le nord-ouest du Japon, produit un saké très prisé des amateurs. Il y a quelques années, pourtant, cette vénérable maison a failli disparaître. Car le saké n’a plus la cote au Japon. « C’est une boisson de vieux », commente Yusuke Sato. Les jeunes préfèrent boire du shochu, un alcool fermenté à base d’orge ou de sarrasin, qu’ils mélangent avec du thé ou du soda. Résultat, la consommation de saké a été divisée par trois depuis les années 1970.
L’ÉTAPE CLEF : LE POLISSAGE
Lorsque Yusuke Sato reprend la société, en 2012, à l’âge de 37 ans, les affaires vont mal. « Mon père fabriquait un saké très ordinaire qu’il vendait en packs, raconte-t-il. Il n’arrivait plus à lutter contre les grands groupes, qui produisaient des gros volumes à prix cassés. J’ai décidé de changer de stratégie et de monter en gamme. » Il divise la production par deux et cherche le moyen de se différencier. « J’ai voulu m’inspirer des méthodes traditionnelles », résume-t-il. Son idée : produire son saké dans des barriques en bois et recourir à des procédés de fermentation naturels, comme on le faisait à l’époque Edo.
Contre l’avis de ses concurrents, qui n’utilisent que des cuves métalliques, il commande des fûts de cryptomère (un conifère) à un vieil artisan d’Osaka – le dernier à détenir ce savoir-faire au Japon – et peaufine ses techniques de fabrication. Un changement de vie radical pour cet ancien journaliste, devenu scénariste de mangas, qui n’aurait jamais imaginé reprendre un jour la brasserie familiale. Mais la perspective de la voir disparaître était trop pénible. « Beaucoup d’affaires familiales périclitent car les enfants sont découragés par l’absence de débouchés et par le coût de la main-d’oeuvre, de plus en plus élevé. »
Aujourd’hui, il ne reste, selon les estimations, que 1 200 producteurs. Souvent de petite taille, ces fabriques pourraient chercher leur salut à l’étranger, notamment en GrandeBretagne et en France (voir l’encadré). Elles n’ont toutefois pas les moyens de faire connaître leurs produits et, surtout, de dissiper un terrible malentendu : le « vrai » saké n’a rien à voir avec le tord-boyaux que l’on boit dans des petits verres coquins, dans les restos chinois. C’est, au contraire, un vin racé dont les arômes de fleurs, de sous-bois ou d’agrumes évoquent certains grands crus. « Sa fabrication demande un grand savoir-faire, explique Yusuke Sato. Certaines étapes sont très délicates et répondent à un timing très précis. » Pour faire un bon saké, il faut une eau pure
et un riz de bonne qualité. « Je vais chercher le mien dans des rizières alentour, précise Yusuke Sato. Je connais les agriculteurs, je sais qu’ils travaillent sans engrais. » Etape clef, le polissage. Il faut réduire l’enveloppe du grain de riz pour n’en conserver que le coeur, riche en amidon. Il y a très longtemps les paysans mâchaient les grains de riz pour en extraire l’amidon. Certains producteurs réduisent les grains de 70 %, d’autres de 60 %, voire de 50 %. Le goût du saké varie en fonction de ce « taux de polissage », qui est indiqué sur les bouteilles.
SA SIGNATURE AROMATIQUE
Tandis que l’on cuit le riz à la vapeur, on prépare, dans des salles stériles, le koji, sorte de levain obtenu grâce à l’action d’un petit champignon. Sa fabrication fait l’objet de tous les soins : on emmaillote le produit dans des linges, puis on le place dans des petits casiers en bois. Toutes les deux heures, on change les boîtes de place, afin que la chaleur se diffuse de façon homogène.
Koji et levure sont alors placés dans des cuves, avec l’eau et le riz cuit. Durant la fermentation, l’amidon se transforme en sucre, puis en alcool. Ce double procédé va donner au saké sa signature aromatique. Au fil des jours, le mélange, qui a l’apparence d’une mélasse blanchâtre, se transforme en mousse, puis en liquide. A ce stade, certains producteurs ajoutent de l’alcool pour en modifier le goût. Il faut ensuite presser et filtrer le vin, avant de le mettre en bouteilles. Un bon saké se vend entre 10 et 25 euros. Il se consomme dans l’année, même si l’on commence à voir apparaître des « sakés de garde ». Certains grands chefs français s’essaient d’ailleurs à élaborer des recettes à base de saké.
Citée dans plusieurs mangas, la maison Aramasa vend essentiellement ses produits dans l’archipel. Pour se développer, elle pourrait maintenant partir à la conquête de l’export. L’an dernier, Yusuke Sato est allé prospecter les marchés français et taïwanais. Un nouveau défi pour le dernier des Sato, brasseurs de saké depuis huit générations.
Pour en savoir plus : Le Guide du saké en France (Keribus éditions, 2018).