Plus âgés, moins nombreux
Si rien ne change, le Japon perdra 40 millions d’habitants d’ici à 2060. Un cas unique au monde.
« Et maintenant, des moulinets ! » Dans un même élan, 50 paires de bras s’agitent en cadence. Face à eux, la jeune prof de gym encourage d’un sourire ses étudiants – un peu particuliers, la plupart ont la soixantaine, certains davantage. Ils soufflent, ils souffrent, mais ils ne rateraient pour rien au monde ce rendez-vous matinal, au quatrième étage du magasin AEon, à Nishi-Kasai, dans l’est de Tokyo. « Je me lève bien avant l’aube, je marche durant deux heures, puis je viens ici », raconte Masakatsu Murano, fringant octogénaire.
C’est en voyant des personnes âgées faire leurs exercices dans un parc que le patron du magasin, Kouhei Nakahara, a eu l’idée de créer cet espace santé. Après le cours, les seniors peuvent boire un café et faire leurs courses. Tout est pensé pour eux : à deux pas d’un guichet spécialisé dans la préparation de son héritage, des rayons spéciaux proposent des déambulateurs équipés de paniers pour les courses, des cannes colorées ou encore des couches – dans l’archipel, on en vend davantage aux personnes âgées qu’aux bébés. « C’est un vrai lieu de vie ! » s’enthousiasme Kouhei Nakahara. Depuis l’ouverture, son chiffre d’affaires a tellement progressé que l’expérience sera bientôt reproduite dans d’autres magasins du groupe. Certaines enseignes concurrentes, comme Lawson, songent à l’imiter. Et pour cause. Au Japon, les personnes âgées de plus de 65 ans représentent un marché d’avenir, d’autant que leur pouvoir d’achat est supérieur à la moyenne. La « old generation » est même surnommée « l’or gris ». Et elle se porte bien! Selon la Banque mondiale, l’espérance de vie des Japonais dépasse les 84 ans.
Tout irait bien, au fond, s’ils n’étaient pas de plus en plus nombreux. En 2060, les seniors représenteront, selon les prévisions des démographes, 40 % d’une population qui tombera alors à 87 millions d’habitants, contre 128 millions aujourd’hui. La raison ? Un taux de natalité en berne (1,44). D’une ampleur inédite dans le monde, le déclin démographique entraîne déjà de fortes tensions sur le marché du travail. Estimé à 2,4 %, le chômage est à son plus bas niveau depuis vingt-cinq ans. Mais ce chiffre ne traduit pas la bonne santé de l’économie, il reflète plutôt une pénurie de travailleurs actifs : on ne relève ainsi que 100 candidats pour 160 offres d’emploi. « Dans la construction, le gardiennage ou la restauration, ce rapport est de 1 à 5 », témoigne un responsable d’agence Hello Work – l’équivalent d’une antenne Pôle emploi – dans
le quartier de Shinjuku, à Tokyo. Ici, sur les vitrines des restaurants, des panneaux indiquent « staff boshu » (« on recrute »). Pour attirer des candidats, le restaurant Toku Ichi offre la nourriture et le transport. Au Curry Shop, en face, on paie l’heure plus de 8 euros. « C’est un peu plus que mes concurrents, indique le manager, Takehiko Sato. Mais cela ne suffit pas ! Pour attirer des étudiants, je vais prospecter directement sur les campus universitaires. »
« HARCÈLEMENT MATERNEL »
En province, c’est pire. « Dans la préfecture d’Iwate, dans le Nord, le solde migratoire est négatif, constate Masahiro Kishi, chercheur à l’Institut national de recherche sur la population et la sécurité sociale. Des villages entiers disparaissent. Dans certaines villes, il n’y a plus assez de personnel pour gérer les infrastructures. »
Le gouvernement a-t-il pris la mesure du problème? Pas sûr. Il y a trois ans, après le renouvellement de son mandat à la tête du Parti libéral démocrate, le Premier ministre, Shinzo Abe, avait promis de construire une société permettant « à chacun des 100 millions de citoyens de jouer un rôle actif ». Il avait notamment affirmé qu’il agirait pour doper le taux de fécondité et favoriser l’emploi des femmes. Malgré les promesses, peu a été fait. Le Bureau pour l’égalité des sexes, structure rattachée au gouvernement japonais, a beau affirmer que le pays dispose d’un « réservoir » de 2,62 millions de femmes qui ne demandent qu’à travailler, la plupart ne trouveront que des postes subalternes, souvent à temps partiel. Seules 13,2 % des Japonaises actives occupent des postes à responsabilités dans les entreprises et administrations. La contribution des femmes à « l’effort économique » demeure donc faible, d’autant qu’une part importante d’entre elles cessent leur activité après la naissance du premier enfant. Considérées comme « non productives » par leurs employeurs, elles sont poussées vers la sortie. Ce phénomène porte un nom : le matahara (« harcèlement maternel ») Bien qu’en baisse, il concernerait encore 1 maman sur 3.
Dans ces conditions, de moins en moins de Japonaises envisagent d’avoir des enfants. « La plupart cherchent un conjoint qui gagne bien sa vie et pourra leur assurer une vie confortable, mais ce n’est pas si facile à
trouver, explique Jean-Marie Bouissou, historien. Facteur aggravant, filles et garçons habitent de plus en plus tard chez leurs parents et se fréquentent peu. Il y a donc moins de mariages et, par conséquent, moins d’enfants, car les bébés nés hors mariage sont très peu nombreux. » Comme le résume Masahiro Kishi, « le problème n’est pas le taux de natalité, mais le taux de mariage ». En 2015, 1 trentenaire sur 2 n’était pas marié. Et le nombre de divorces a fortement augmenté.
Si les femmes ne peuvent enrayer le déclin démographique, les seniors y parviendront-ils? 1 retraité sur 3 travaille au Japon, et cette proportion ne cesse de croître. Les raisons ? D’abord, un système de redistribution très spécifique. Un salarié qui part en retraite (à 60 ans, l’âge légal) ne touchera en effet sa première pension qu’au bout de cinq ans. « Pour vivre, il doit donc continuer à travailler jusqu’à 65 ans, explique Hamaguchi Keiichiro, directeur de l’Institut du Japon pour la politique du travail et la formation. Son employeur lui fera signer un nouveau contrat, mais il en profitera pour baisser sa rémunération d’un tiers, voire de la moitié. » Ingénieur dans une société de récupération de métaux rares, à Hachioji (à l’ouest de Tokyo), Yasuo Shioda, 70 ans, pourrait – enfin – prendre sa retraite. « C’est un métier dur, il fait chaud dans les ateliers, et ça sent mauvais à cause des produits chimiques. Personne ne veut travailler ici. » Il hésite toutefois à partir, car son employeur, faute de remplaçants, lui a demandé de rester. « Même si je suis moins payé qu’avant, je gagne toutefois plus que si j’étais en retraite, ajoute-t-il. Du coup, je vais peut-être continuer jusqu’à 75 ans. »
ENTROUVRIR LES FRONTIÈRES
« Certains seniors travaillent parce qu’ils n’ont pas le choix, d’autres parce qu’ils n’ont pas envie de rester chez eux, observe Robert Dujarric, directeur de l’Institut d’études asiatiques contemporaines de l’université Temple, à Tokyo. Ici, quand on cesse de travailler, on sort de la société. » Les entreprises rechignent pourtant à employer cette main-d’oeuvre au rabais. « Elles préfèrent embaucher des jeunes, qui leur coûtent moins cher et sont plus productifs », estime Hamaguchi Keiichiro. Conformément aux souhaits du patronat, la Diète a adopté, le 8 décembre, une loi destinée à entrouvrir les frontières, en permettant à de nouvelles catégories d’étrangers d’entrer au Japon. Aux plus qualifiés elle donne en outre l’espoir de faire venir leur famille dans l’archipel, voire d’obtenir un visa de résident permanent.
Ce sujet de l’immigration reste toutefois tabou au Japon, où le gouvernement entretient depuis toujours le mythe de la race pure. « Pourtant, ce pays a été une terre d’immigration jusqu’au VIe siècle, rappelle Jean-Marie Bouissou. Dans les années 1930, les grands conglomérats, les zaibatsu, ont fait venir des travailleurs coréens en grand nombre. Dans les années 1990, aussi, le gouvernement a attiré des centaines de milliers d’étrangers d’origine japonaise, les nikkeijins. »
A priori, 340 000 travailleurs étrangers devraient entrer au Japon dans les cinq prochaines années. Mais pas question d’évoquer leur éventuelle intégration à la société japonaise. Afin de rassurer son électorat conservateur, Shinzo Abe a même nié que la politique d’immigration était modifiée : le nouveau texte ne concerne, selon lui, que la contribution économique de ces « forces de travail »…
« Ce sujet est très sensible chez les vieux Japonais, commente Hidenori Sakanaka. Près de 70 % d’entre eux sont hostiles à l’immigration. Les jeunes, eux aussi, sont partagés. » Depuis plusieurs années, cet ancien haut fonctionnaire milite pour une immigration massive. Pour maintenir la population à son niveau actuel, il faudrait, dit-il, accueillir à terme 10 millions d’étrangers. De telles idées reçoivent un accueil mitigé… « Il y a un vrai déni sur ce sujet, déplore-t-il. Pour nous en sortir, il faudrait faire une révolution, comme à l’époque Meiji. Notre peuple doit se remettre en question, d’autant que nous sommes parfaitement capables d’intégrer des étrangers, à commencer par des Chinois, issus d’une même tradition confucéenne. »
Cette révolution aurat-elle lieu? Beaucoup, comme Torii Ippei, en doutent. « Le gouvernement se réserve le droit de refouler les gaijins (étrangers) quand il le jugera nécessaire, explique ce militant qui défend les droits des migrants étrangers. Il n’a pas contesté la doxa populaire, qui consiste à les considérer comme une menace pour le pays. » Chaque année, quelque 250000 étrangers, venus principalement de Chine, des Philippines et du Vietnam, bénéficient d’un soidisant « stage de formation ». En réalité, la plupart travaillent dans des conditions inhumaines, à la merci de leur patron, qui peut les renvoyer chez eux d’un claquement de doigts. Plusieurs scandales ont choqué l’opinion en 2018, tels ces jeunes Vietnamiens obligés de travailler sur le site de Fukushima. En huit ans, 174 « stagiaires » sont morts au Japon.
A terme, ces pratiques pourraient coûter cher aux entreprises japonaises. « Si elles perdurent, le marché japonais va perdre de son attrait », prévient Torii Ippei. D’autant qu’il y a eu des précédents. Lors de la crise de 2008, les autorités japonaises ont « fortement incité » les Brésiliens d’origine japonaise à rentrer en Amérique du Sud… Dans la compétition à laquelle se livrent les grands acteurs régionaux (Chine, Corée du Sud) pour attirer les talents, les employeurs japonais vont devoir se remettre en question. Pas sûr que le changement d’ère impériale provoquera un déclic.