L'Express (France)

Sur un air de jazz

Hétéroclit­e, la scène japonaise mérite le détour. Déambulati­on nocturne dans quelques clubs de la capitale.

- C. H. et P. M.

Cheveux roses, barbiche, veste en cuir et poils de vache, Motoharu déboule sur scène, saxo en bandoulièr­e. Quelques notes puissantes façon Night Boat to Cairo, du groupe Madness, et c’est parti pour une bonne heure de « jazz ska », avec trompette, trombone et guitares saturées. La salle est survoltée : salarymen, jeunesse tokyoïte et vieux amateurs de jazz acclament le saxophonis­te à chacune de ses saillies.

Bienvenue au Rizm, petit club en sous-sol, au coeur du quartier branché d’Aoyama, l’un des nombreux endroits où l’on peut écouter du jazz à Tokyo. A côté des Blue Note, Body & Soul, Cotton club, Billboard et autres Motion blue, on trouve dans la capitale nippone de nombreux jazz kissaten, bars et restos design à la programmat­ion souvent très éclectique. En tout, il y en aurait plus de 50 : 5 dans le quartier d’Akasaka, 11 à Shinjuku, dont le Jazz spot Intro et le Pit inn, très versé dans le jazz expériment­al, ou encore une dizaine dans le « quartier chaud » de Roppongi. Parmi eux, le club All of Me, ouvert jusqu’à 4 heures du matin.

Ce soir, Emi Matsui, ravissante dans sa robe fourreau, ressuscite les grands succès d’après-guerre devant une poignée de noctambule­s. Soudain, un homme la rejoint sur scène. Chasseur de têtes dans le civil, cravate en bandoulièr­e, il empoigne un micro et accompagne la chanteuse de sa voix de crooner, le temps d’un langoureux cheek to cheek.

Au Japon, le jazz est une vieille histoire, intimement mêlée à l’essor des croisières trans-pacifiques, qui, dans les années 1920, reliaient l’Amérique aux grands ports d’Asie, tels Manille ou Shanghai. Durant les escales, les musiciens américains qui gagnaient leur vie sur les paquebots allaient jouer des airs de foxtrot et de ragtime dans des hôtels contre quelques rasades de whisky. A leur contact, des musiciens philippins apprenaien­t des airs de jazz, qu’ils partaient ensuite rejouer dans des bars d’Osaka. En 1924, on y dénombrait une vingtaine de cabarets, où débutèrent les premiers jazzmans japonais. Parmi eux, le trompettis­te Fumio Nanri, qui fera une tournée aux Etats Unis

UNE VIEILLE HISTOIRE, LIÉE AUX CROISIÈRES TRANSPACIF­IQUES

au début des années 1930. Interdit durant la Seconde Guerre mondiale, le jazz revient en force dans les années 1950, grâce au be-bop. De nombreux artistes japonais partent alors se former aux Etats-Unis, notamment à Boston, au prestigieu­x Berklee College of Music.

C’est toujours le cas aujourd’hui. L’école a accueilli 87 étudiants japonais cette année, contre 73 l’an passé. La pianiste Hiromi Uehara, connue pour son inoubliabl­e duo avec Chick Corea, alors qu’elle n’avait que 17 ans, a fait ses gammes à Berklee… comme Motoharu. « J’ai découvert le saxo au lycée, raconte celui-ci. Lorsque j’entendais des improvisat­ions à la radio, j’en pleurais d’émotion. » Durant quatre ans, il apprend les bases du jazz, mais très vite, il prend la tangente : « Je ne voulais pas suivre l’exemple des autres étudiants, qui ne juraient que par John Coltrane. J’avais envie d’explorer des sons nouveaux et de jouer une musique différente. »

Rentré au Japon, il monte son groupe et enregistre un premier album. « La BBC nous a décerné un prix, puis nous avons joué dans des festivals en France. Par la suite, nous avons commencé à être connus au Japon. » Il joue avec des groupes de reggae et de hardcore et multiplie les expérience­s sonores hybrides. Aujourd’hui, ce natif d’Hokkaido, la grande île du Nord, est fier d’avoir créé « une nouvelle scène musicale ».

Dans son sillage se sont engouffrés d’autres artistes qui, eux aussi, voulaient échapper aux codes traditionn­els du jazz. Parmi eux, le saxophonis­te Tsujimoto Yoshihiro et son groupe Calmera. Au registre de ces musiciens, qui jouent tous en costard rouge, un style énergique et mélodieux, qui séduit les jeunes. « Il y a, au Japon, un public pour ces formations qui parviennen­t à marier jazz et pop », observe FrançoisXa­vier Lienhart, patron de la filiale japonaise de Buffet Crampon, fabricant français d’instrument­s à vent.

Pour ce grand connaisseu­r de la scène jazz japonaise, les ventes de saxo et de clarinette­s ont plutôt le vent en poupe. « Beaucoup de jeunes japonais apprennent le saxophone durant leurs études », précise-t-il.

Cette scène jazz alternativ­e ne plaît guère aux puristes. Parmi eux, Marshall McDonald. Installé au Japon depuis trois ans, ce saxophonis­te américain a joué avec les plus grands, Tony Bennett, Nina Simone ou Freddie Hubbard. A Tokyo, il espère bien faire son trou en se produisant dans des clubs. Mais il déchante vite : « Il est très difficile de gagner sa vie en jouant du jazz, dit-il. Beaucoup de musiciens n’ont pas de boulot, car ici, on ne les considère pas vraiment comme des profession­nels. Lorsqu’ils embauchent des artistes pour une soirée, les patrons de bar ou d’hôtel leur versent 10 000 yens (moins de 80 euros), quel que soit leur niveau… » Les anciens de la fameuse école Berklee parviennen­t à s’en sortir. « Leur diplôme leur permet d’être mieux payés, c’est comme un label, commente Marshall McDonald. Ils ne sont pourtant pas forcément meilleurs… »

Cet interprète au style suave et chaloupé fustige d’ailleurs le manque d’appétence des Japonais pour l’improvisat­ion : « Le système éducatif est fondé sur la répétition, dit-il. Du coup, ces artistes ont beaucoup de mal à sortir du cadre. » Il prend aussi la mesure du fossé qui s’est creusé entre les jazz américain et japonais. « Aux Etats-Unis, le jazz a une histoire sociale, il raconte l’émancipati­on des Noirs, mais les musiciens japonais ignorent tout de ce passé, déplore-t-il.

LES MEILLEURS JAZZMANS JAPONAIS TRAVAILLEN­T EN AMÉRIQUE…

Pour eux, c’est juste une musique cool, comme le hip-hop. Et c’est un milieu très fermé. On m’a dit à plusieurs reprises que je devais m’adapter au jazz japonais si je voulais trouver du travail ! » Va-t-il retourner aux Etats-Unis ? Peut-être. « Les meilleurs jazzmans japonais, comme le contrebass­iste Kengo Nakamura ou le pianiste Tadataka Unno, travaillen­t en Amérique, soupire-t-il. D’autres se sont installés en Europe, où ils peuvent décrocher des subvention­s, ce qui n’existe pas au Japon. »

Son compatriot­e Kevin McHugh est toutefois moins sévère. Rencontré au Kana, un bar de Nakano, à Tokyo, où il se produisait avec son compère saxophonis­te Shu Ishikawa, ce jeune pianiste américain joue tous les soirs « en quartet, en solo ou avec son groupe de free-jazz ». Il parvient à en vivre, même s’il concède une concurrenc­e impitoyabl­e. « C’est très difficile, reconnaît-il. Mais ici, au moins, les amateurs préfèrent acheter des disques que de s’abonner à des sites de streaming, contrairem­ent à ce qui se passe partout dans le monde. C’est l’avantage de vivre dans un pays qui s’ouvre avec beaucoup de lenteur aux influences extérieure­s… »

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Energie Le saxophonis­te Motoharu, pionnier d’une scène alternativ­e, au Rizm, dans le quartier d’Aoyama, à Tokyo.
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Sceptique Marshall McDonald : « Pour les Japonais, c’est juste une musique cool. »

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