L'Express (France)

ÉPISODE 1

OÙ FRANÇOISE NYSSEN REVIENT SUR SON BREF PASSAGE AU MINISTÈRE DE LA CULTURE

-

lle est là, à la chapelle du Méjan, l’un de ses lieux à Arles, quelques semaines après son éviction de la Rue de Valois. Ce matin, musique classique. Françoise Nyssen accueille tout le monde en maîtresse de maison. Un mot pour chacun. Si douce, enveloppan­te. La salle est pleine. Elle a mis son blouson de cuir bleu. Elle n’a pas ce sourire lèvres fermées qu’elle affichait ministre, un sourire qui s’excusait. Non, elle est à l’aise. Elle montre les dents. Au propre comme au figuré.

Elle en a gros sur le coeur. Elle ne préfère pas penser qu’elle a mal joué, elle n’est pas habituée à perdre. Elle en veut un peu à Edouard Philippe, qui, suggère-t-elle, l’a virée trop tôt « pour des raisons d’équilibre politique ». Mais elle n’a pas envie de se dire que le personnel politique lui a fait la peau en douce, ni que les divas du monde culturel l’ont crucifiée. Elle préfère accuser la violence médiatique. Les mots assassins dansent un instant dans son regard : on l’a dite « faible », « hésitante », « maladroite », « à côté de la plaque », « novice de forme ». En songeant à l’une des plumes perfides qui l’ont décrite comme un parangon de nullité, cette femme dont on a tant raillé la zénitude sort de ses gonds : « Celle-là, si je la vois, je lui fous une gifle ! »

Cette phrase-là, elle l’a répétée devant d’autres, à Paris comme à Arles. Parions qu’elle passera à l’acte, il ne faut pas la sous-estimer, Françoise Nyssen. C’est une « opiniâtre », comme dit son demi-frère Jules, directeur général de Régions de France. Une dure à cuire, sous ses dehors tendres. Quand on suggère que, en fin de compte, ces dixsept mois de pouvoir – qualifiés par la presse de « chemin de croix » – ont été une épreuve, elle corrige vite fait : « La notion d’épreuve est relative ! » Dans cette aventure, elle a perdu pour l’heure le confort de son fauteuil de présidente du directoire des éditions Actes Sud, et les conseils d’administra­tion auxquels elle s’attablait (Bibliothèq­ue nationale de France, EuropaCorp, musée du Quai Branly, Centre national du cinéma, Société marseillai­se de crédit). En cette fin d’automne, elle ne sait pas encore ce qu’elle va faire de sa vie. « Je laisse reposer », dit-elle. Elle n’exclut rien, pas même une place sur une liste pour les européenne­s. On ne s’est pas précipité pour lui proposer une mission. Elle ne lâchera pas. Elle tient à continuer à « faire » – son verbe fétiche –, à poursuivre autrement ce qu’elle appelle son « engagement pour l’écologie et la culture ». La culture pour tous, son leitmotiv, qui a vite fatigué les bureaucrat­es. Il se trouve que c’était celui d’Emmanuel Macron. Un refrain de campagne.

Tout avait si joliment commencé. Le président voulait à ce poste une femme du sérail, issue de la société civile. Le choix de cette fan de randonnée qui, au quotidien, passe

Eson temps à répéter « allons-y, on avance, on avance » ne déparait pas dans l’esthétique idéologiqu­e des Marcheurs. Femme de culture, Françoise avait la réputation d’être ouverte, humaniste, sans préjugés, allergique à l’hyperconso­mmation, sensible aux thèmes écologique­s, des valeurs à la hausse en 2017. Sa réussite à la tête du groupe Actes Sud, qu’elle présente obstinémen­t comme un « écosystème », était un gage d’efficacité et de modernité. Elle s’était même vue décerner en 1991 le prix Veuve Clicquot de la Femme d’affaires de l’année. Par quel mystère celle qu’on disait parfaite est-elle passée en quelques mois pour un caillou dans la chaussure du président ?

Lors de la compositio­n du gouverneme­nt, le nom de Nyssen apparaît sur plusieurs listes de suggestion­s. Pas forcément en première place. Mais, à 65 ans, elle correspond au profil voulu par le président. La nomination de la patronne d’Actes Sud fait un tabac. Les dithyrambe­s pleuvent.

Sainte Françoise n’aura guère le temps de léviter. Très vite, une petite musique court les coulisses et les salons. La ministre est brouillon, elle ne domine pas ses dossiers. Pis, handicap suprême, « elle n’imprime pas ». Si on n’imprime pas, on est mort, non? Dix mois plus tard, invitée de la matinale de France Inter, elle patauge. Le gentil François Morel lui-même ironise : « Mme Nyssen a été très claire, elle a dit qu’il fallait réfléchir, que ces sujets étaient en réflexion, mais je ne voudrais pas trahir la pensée pointue de Mme Nyssen […]. » Dès lors, la rumeur s’emballe. Cela devient un tic de langage. Nyssen ? Incompéten­te. Gourde. Pathétique.

L’éviction menace. A l’été, Le Canard enchaîné lui assène le coup de grâce en révélant qu’elle et son mari ont agrandi leurs bureaux arlésiens et parisiens en s’asseyant sur les règlements. En juillet, se pliant à l’avis de la Haute Autorité, qui évoque un potentiel conflit d’intérêts, le chef du gouverneme­nt retire à sa ministre le secteur qu’elle connaît le mieux, l’édition. Le 16 octobre, son départ est scellé. Même son bilan deviendra l’objet de quolibets, dès

JEAN-LUC MÉLENCHON A ÉPINGLÉ UNE « MINISTRE DE LA CULTURE PLUS OU MOINS LIÉE AUX SECTES »

lors qu’elle y consacrera dix minutes de trop le jour de la passation des pouvoirs avec Franck Riester, son successeur. Un politique, lui. Famille ex-UMP.

On l’avait encensée. La voilà lynchée. Est-ce bien de la même personne dont on parle ? On l’a illico rangée au rayon des erreurs de casting. Pourtant, ce qu’elle est et ce qu’elle a défendu, sur le fond, correspond­ent aux promesses d’Emmanuel Macron. Et si l’échec de Françoise Nyssen était le symbole d’un macronisme qui prétendait « rompre jusqu’au bout avec le système », qui se retrouve avec les gilets jaunes et digère mal les ministres issus du terrain ? Faute de métier, l’Arlésienne n’était pas dans le moule, n’avait pas les codes. Par tempéramen­t, elle répugnait à les adopter. Enthousias­te, confiante, incapable d’asséner ses opinions, on l’a laissée se noyer, comme si les qualités pour lesquelles on l’avait nommée étaient précisémen­t celles pour lesquelles il valait mieux s’en séparer.

« Elle n’a pas échoué, c’est un échec de Macron », s’insurge son amie Laure Adler. J’ai posé la question à un expert, Jack Lang, le seul ministre de la Culture avec Malraux dont les Français n’oublient pas le nom. Il renchérit : « Elle n’a pas échoué, elle a assumé la fonction avec beaucoup de dignité. » Alors je me suis tournée vers ses adversaire­s. Directrice du théâtre de la Commune, présidente du Syndicat des entreprise­s artistique­s et culturelle­s (Syndeac), Marie-José Malis avait clamé que Nyssen avait « raté » son entrée et ironisé : « La main sur le coeur, ça ne suffit pas ! » Dans une tribune adressée dès avril à Emmanuel Macron, elle avait stigmatisé « une vision paresseuse, vénale et embourgeoi­sée de la culture » et relevé la « timidité » de la ministre. « Vous confirmez ? » lui ai-je demandé. Il y eut un bref silence. « Non, je ne confirme pas. » Je lui fais répéter. « Je regrette qu’elle ait été remerciée, souffle Marie-José Malis. Après cette tribune, on a eu des séances de travail intenses. C’était une ministre qui cherchait des solutions, qui prenait au sérieux ce qu’on lui disait. » Trop tard.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France