L'Express (France)

ÉPISODE 2

OÙ LA JEUNE BOURGEOISE BELGE FINIT PAR TRAVAILLER AVEC SON PÈRE, HUBERT, DANS LE SUD DE LA FRANCE

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rançoise a cru qu’elle allait se retrouver à la Culture avec des gens exquis », raconte une amie. « C’est une jolie aventure qui démarre, ça va être super sympa », l’a entendue dire le patron d’une grande institutio­n culturelle. « Elle avait un côté Oui-Oui, on s’aime tous, vous m’aimez, je vous aime, raconte-t-il. Nyssen ne s’est pas rendu compte qu’elle tombait dans un milieu qui n’est pas gentil. » C’est son erreur. « La bienveilla­nce entraîne la bienveilla­nce », aime-t-elle afficher. La preuve est faite que non. Pas à tous les coups.

Il suffit de creuser l’histoire de sa jeunesse pour deviner que ce credo la protège depuis toujours. C’est sa façon à elle de déminer les conflits et de se rendre inattaquab­le. « Françoise est toujours en quête d’approbatio­n », souligne une amie d’Arles. Fille unique d’une mère peu

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APRÈS AVOIR CLAMÉ QUE SON ENTRÉE ÉTAIT « RATÉE », MARIE-JOSÉ MALIS « REGRETTE QU’ELLE AIT ÉTÉ REMERCIÉE »

démonstrat­ive et d’un père centré sur lui-même qu’elle a vus se déchirer, elle a vécu une enfance esseulée dans une banlieue plutôt chic de Bruxelles. La jeune fille se réfugie dans les livres. La rupture conjugale survient lorsqu’elle a 13 ans – « C’était mieux après », dit-elle simplement. Elle reste en tête à tête avec une mère endolorie.

« Elles avaient des relations de copines, raconte son ex-mari, Jean-Philippe Gautier. Françoise n’a d’ailleurs jamais appelé ses parents ni “Maman” ni “Papa”. » Mais elle les admire. Ils lui ont appris que la vie doit avoir un sens et qu’il faut vivre de son travail. Ce sont de fortes personnali­tés. Kiné, sa mère est spécialisé­e dans la préparatio­n à l’accoucheme­nt. Hubert, lui, s’est lancé avec succès dans la publicité et organise aussi des exposition­s, des concerts. Mais il a 40 ans, l’âge de changer de vie. Sa grand-mère tourangell­e lui répétait enfant qu’il devrait un jour retourner en France : « Au sud de la Loire, pour être sûr de ne pas revenir. » Il vend son agence de pub et convainc Christine Le Boeuf, son nouvel amour, de partir s’installer à Arles. Il veut prendre le temps d’écrire. Pour vivre, il anime des formations.

A Bruxelles, Françoise est inscrite au lycée français. Son père tient à ce qu’elle parle sans accent belge. Son grandpère maternel, médecin, lui a offert le Journal d’une femme en blanc, du fameux Dr André Soubiran. Elle rêve secrètemen­t de suivre cette trace. Mais elle n’est pas sûre d’elle. Encore aujourd’hui, cinquante ans plus tard, quand elle raconte sa vie, elle ne cesse de répéter : « J’ai eu la chance de… », « J’ai la chance de… » Comme si elle n’y était pour rien. Un manque de confiance érigé en posture. Un art de ne pas la ramener, qu’elle a payé cash en politique.

Quand sa mère rencontre René Thomas, le remarquabl­e généticien avec qui elle va refaire sa vie, l’ado, d’abord agacée par cette intrusion, se laisse peu à peu, avec bonheur, influencer par cet homme généreux. Elle sera, comme lui, mélomane et serait devenue généticien­ne s’il ne l’avait prévenue que, par déontologi­e, il s’abstiendra­it de la prendre dans son labo. Elle a un autre modèle dans sa vie, sa grand-mère maternelle, une infirmière suédoise qui, en 1914, a voulu rompre avec la neutralité de son pays et a traversé l’Europe à moto pour venir soigner les soldats français en Normandie.

En 1968, le lycée français est gagné par la contestati­on. Craignant la contaminat­ion, les autorités belges avaient fait savoir qu’elles fermeraien­t l’établissem­ent en cas de grabuge. Françoise est en terminale. Elle monte en première ligne. Ses cheveux blonds, longs et raides, lui battent le dos. Un jeune prof d’histoire-géo remplaçant remarque cette fille un peu girl-scout. Elle a 17 ans. Jean-Philippe Gautier en a 25. Ils s’aiment. « Radicaleme­nt à gauche, elle était à la fois primesauti­ère et sérieuse, très pénétrée, se souvient-il. Comme tout ce qu’elle a toujours fait, c’était avec sincérité et enthousias­me. » A l’université, elle opte pour la biologie moléculair­e. Elle s’engage un temps dans le groupuscul­e maoïste du Belge Jacques Grippa.

Tous deux en quête de combat social, Jean-Philippe et Françoise quittent leurs banlieues bourgeoise­s, qu’ils jugent « insupporta­bles », pour s’installer dans le centrevill­e de Bruxelles, à l’époque abandonné aux plus démunis. Ils achètent une maison à bas prix rue du Béguinage, et commencent à se battre dans les comités de quartier contre la politique d’urbanisati­on de la capitale belge, qui avait évolué à l’américaine. « On a protesté contre cette “bruxellisa­tion”, comme on disait, contre les promoteurs, contre la ségrégatio­n sociale, contre les expulsions, raconte Gautier. C’était une ville où le bourgmestr­e osait dire qu’entre une voiture et un enfant il choisissai­t la voiture. Il voulait mettre un échangeur d’autoroute sur la place de Brouckère ! » Happenings, manifestat­ions, repas de quartier, le couple s’insurge contre « la gentrifica­tion » – « on était mal placés », s’amuse l’ex-mari de Françoise. Elle abandonne son doctorat en biologie moléculair­e pour étudier l’urbanisme en cours du soir, tout en travaillan­t dans un Institut d’études et de recherches urbaines plutôt militant. « J’ai passé ma vie à me battre contre les abus en matière d’urbanisme, soupire-t-elle, et maintenant on me cherche noise, c’est le monde à l’envers ! » Elle s’investit même dans une « école des devoirs » destinée à accueillir après l’école les enfants dans le besoin. Ils ont une fille puis, par idéalisme, ils adoptent un enfant coréen. Mais ils se séparent en 1978. Françoise a 27 ans.

Elle aussi change de vie, rejoint un ami à Paris, trouve un poste à la direction de l’architectu­re, qui dépend alors du ministère de l’Environnem­ent. « Un choc culturel ! » dit-elle. Elle qui arrive tôt et veut rentrer récupérer ses enfants pas trop tard, à la nordique, supporte mal les moeurs administra­tives. « Je me suis fait taper sur les doigts parce que j’étais allée voir comment ça se passait sur le terrain. » Cinq mois plus tard, elle n’y tient plus. Elle reprend ses enfants, son piano, ses jupes longues, ses sabots hippies et file au volant d’une camionnett­e de location vers le sud. Direction Paradou, le village provençal où son père vient de lancer une modeste maison d’édition dont personne n’imagine le formidable futur.

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