ÉPISODE 3
OÙ ELLE S’AMOURACHE D’UN NOTABLE ARLÉSIEN QUI L’AIDE À FAIRE D’ACTES SUD UNE PUISSANTE MAISON D’ÉDITION
C’est un mas très simplement beau, un lieu chaleureux où Christine Le Boeuf vit entourée de livres et de chats. Elle me montre la bergerie, à dix pas dans le jardin. C’est là que l’ex-mari de Françoise, qui vivait à Bruxelles, mais enseignait à l’université d’Aix, avait installé l’Atelier de cartographie thématique et statistique (Actes) qu’il avait créé avec Hubert Nyssen. Ils ont publié un atlas. Voir les machines tourner réveille chez le père de Françoise un vieux rêve, créer une maison d’édition. Lors d’un dîner, Jean Viard et Michel Marié narrent leur thèse universitaire : « On va vous publier », décide Nyssen. En 1978, La Campagne inventée sort sous le label Actes Sud. La bergerie servira de nid aux maquettes et aux couvertures que Christine réalisera. Françoise et ses enfants emménagent au-dessus.
« C’était comme si le soleil entrait dans la maison, raconte l’octogénaire. Françoise était lumineuse. » La jeune Nyssen s’empare du secrétariat, s’initie à l’art des bilans, boucle les cartons et les expédie. « Elle avait l’air éthérée, fofolle, confondante de naïveté, raconte un familier, mais elle ne l’était pas du tout. Elle s’est rendue indispensable. » En réalité, tout le monde fait tout. « On a décidé de s’agrandir et de s’organiser en coopérative ouvrière de production, poursuit Christine Le Boeuf. On se réunissait tous les lundis, je faisais à manger pour tout le monde. » La maison est ouverte, on entre, on sort, chacun donne son avis. Un jeune étudiant sonne à la porte : « Je veux travailler avec vous, nourrissez-moi, logez-moi, ça me suffit. » C’est Bertrand Py, qui lira les manuscrits auprès d’Hubert Nyssen puis lui succédera dans ses fonctions de grand manitou de la littérature quand le patriarche se mettra en retrait au milieu des années 1990. Il est pour beaucoup dans l’aura de la maison.
En 1982, l’un des coopérateurs amène à Paradou un ami, Jean-Paul Capitani. Lui et sa famille sont réputés posséder la moitié d’Arles, ce qui est exagéré. De fait, son grand-père maçon, fils d’immigré italien, avait racheté et retapé assez de bâtiments en mauvais état pour enraciner très largement sa descendance. L’oeil rieur, l’accent rocailleux, Capitani raconte avec jubilation comment il a occupé en 1968 son école d’ingénieurs agronomes. « Puis j’ai fait le paysan, dit-il. Je me suis occupé d’une propriété viticole bio, de chevaux et de 1 500 brebis. Mais je m’ennuyais. » Dans un pâté d’immeubles situé au lieu-dit le Méjan, au bord du Rhône à Arles, il a envie d’ouvrir un restaurant, trois salles de cinéma, une librairie. « Je cherchais quelqu’un pour les livres. » Françoise et son père sont emballés par le projet. Elle, surtout. Une liaison se noue. Les éditions s’installent au Méjan. L’association culturelle du même nom est créée en 1984. On organise à la chapelle des lectures, des expos, des concerts. Les
bases de « l’écosystème » Actes Sud sont jetées. Jean-Paul et Françoise ne se quitteront plus.
Hubert Nyssen a l’idée de chiner de bons écrivains à l’étranger. Il révèle au public français deux auteurs phares, Nina Berberova et Paul Auster. « Je suis arrivée au paradis, raconte l’éditrice Sabine Wespieser, qui fondera bien plus tard sa propre maison. Actes Sud, c’était une sorte de phalanstère, avec tout le temps des dîners chez Hubert ou chez Françoise, où les auteurs dormaient. Je trouvais génial de me baigner dans la même piscine que Paul Auster ! » La coopérative a vécu. Françoise devient en 1987 PDG de la société Actes Sud, de fait codirigée avec son père, son mari, et Bertrand Py. Dans l’allégresse. Hubert, qui a une conception aristocratique du métier d’éditeur, savoure le bonheur de faire la nique aux Parisiens, qui l’avaient pris de haut.
Sa fille s’est bruyamment battue au début des années 2000 contre le favoritisme germanopratin en matière de prix littéraires, et la maison gagnera cinq Goncourt, outre trois Nobel. Pourtant, pendant trente ans, par fidélité à son sens du collectif ou pour la poésie du mot, Françoise se définit obstinément comme « ourleuse ».
En 2018, le microcosme parisien ne rate pas la dame des ourlets. « On s’est trompé, marmonne-t-on, on l’a prise pour une grande éditrice, elle était simplement la fille de son père. » L’attaque fait hurler les proches. Sa grande amie Nancy Huston, auteure maison qui juge la vie politique française « hystérique », est scandalisée : « Françoise est une fille qui, comme moi, a été très amoureuse de son papa étant petite et très en colère pour des raisons analogues, mais elle a la tête extrêmement bien faite. » Jules Nyssen aussi s’érige en faux : « Notre père a été fier mais un brin jaloux de l’espace qu’a pris la maison avec Françoise, ça a été tendu entre eux. Ma soeur ne s’est pas comportée comme la fille de son père mais comme une dirigeante, en défendant le développement de la société. La dimension entrepreneuriale, c’est elle. » Actes Sud a racheté plusieurs petites maisons d’édition, ouvert dix librairies en France. Jean-Paul Capitani martèle : « 11 000 bouquins au catalogue, 350 personnes, 85 millions de chiffre d’affaires, nous avons grandi. Sans Françoise, Actes Sud n’existerait plus. La cohésion, c’est elle ! » Outre déminer les conflits, instiller l’esprit de famille dans la maison, « elle a su, mieux qu’Hubert, entourer les auteurs, croire en eux, souligne un ancien. Beaucoup seraient partis, sans son empathie ».
Tout fonceur et défricheur de talents qu’il fut, le père, lui, se serait peut-être contenté d’une petite maison chic et sympathique. La publication d’un polar comme Millénium, par exemple, n’était pas sa tasse de thé. « Bien plus qu’Hubert, Françoise et Jean-Paul ont eu envie de grossir tout en tenant leur discours performatif, nous sommes une petite maison provençale de gauche, etc. », précise une ancienne. Une musique qui agace pas mal à Arles, où l’on râle – comme à Paris – contre une certaine « radinerie » en matière de salaires, et où l’on estime que le militantisme culturel affiché habille plaisamment le sens des réseaux de
HENRI DAHAN, DÉLÉGUÉ GÉNÉRAL DE LA FÉDÉRATION STEINER-WALDORF, SE DIT SACRIFIÉ
Françoise et l’intérêt commercial d’Actes Sud. Faire ce qu’on aime et bien vendre pour rester indépendant, c’est le mantra Nyssen. Avec ses trois salles de cinéma, son hammam, ses expos, ses concerts, Actes Sud est devenu un acteur puissant de la ville, son premier employeur. En 1994, le conseil municipal lui a voté une adresse ad hoc, place Nina-Berberova. Vous en connaissez beaucoup, des maisons d’édition qui habitent la rue de leur auteur préféré ?