ÉPISODE 4
OÙ L’ON REVIENT SUR LES POLÉMIQUES QUI ONT TERNI SON IMAGE DE MINISTRE
S’il y a un qualificatif qui la définit et que personne ne conteste, pas même ses détracteurs, c’est « généreuse ». Elle l’est par tempérament et par conviction. Quand, peu après sa destitution, on la voit débouler sans chichis dans les bureaux parisiens d’Actes Sud, elle installe aussitôt une sorte d’intimité. Cette femme joue ce qu’elle est. Elle rit, touche ses cheveux, raconte qu’elle vient de se faire opérer de la cataracte. « J’imagine que j’ai besoin de voir clair », a-t-elle glissé à une amie. Elle est blessée du sort qu’on lui a fait, ne s’en cache pas, rembobine le film. S’interrompt pour prendre un conseiller de l’Elysée au téléphone. Il faut recaser l’équipe ministérielle. Elle sort une photo de son ex-chef de cabinet, « l’homme le plus délicieux du monde ».
C’est un optimisme têtu qui s’illustre dans cette attention à autrui. L’ex-petite Belge sidérée par le chaos du monde adulte s’emploie à huiler tout ça. Disciple de Pierre Rabhi, fan de Cyril Dion, elle médite chaque matin une demi-heure et se voudrait exemplaire. L’Association du Méjan pratique des tarifs raisonnables. Actes Sud a été l’une des premières entreprises à mettre en place les 35 heures. Sa patronne est un pilier de l’association Progrès du management. Elle offre 600 livres par an à une prison locale. « Elle est même venue rencontrer les détenus », précise une intervenante, Sylvie Ariès.
Le couple Nyssen-Capitani n’était pas non plus obligé de tendre la main à Maxime Frérot, ex-membre d’Action directe, doublement condamné à la perpétuité en 1989 et 1992. « Ils l’ont initié aux métiers du livre dans le plus grand secret lorsqu’il était en liberté conditionnelle, se souvient une personnalité de la ville. Sa peine purgée, ils l’ont intégré à la famille, invité à tous les dîners. Il dirige aujourd’hui le cinéma qu’ils ont créé en 2011. »
Ce dimanche, le buffet rituel post-concert tire à sa fin. Les invités s’en vont. Françoise Nyssen me fait visiter l’hôtel particulier qu’ils habitent, splendide sans ostentation. Dans un passage, elle s’arrête devant la photo d’un bel adolescent, son fils Antoine, qui s’est suicidé aux Etats-Unis en 2012, à l’âge de 18 ans. Le sujet n’est pas tabou. Ses parents ont donné son nom à la fondation qu’ils ont créée en son souvenir. « Ça me rendra heureux de savoir que vous vous portez bien et que vous faites ce que vous aimez », leur avait-il écrit avant de se donner la mort. C’était l’un de ces enfants singuliers qui passent pour inadaptés quand l’école ne sait pas s’adapter à eux.
Convaincus qu’une pédagogie plus épanouissante aurait pu sauver Antoine, les Nyssen-Capitani ont lancé en 2015 un lieu alternatif, l’école Domaine du possible, censé offrir un cocktail de méthodes différentes sous la houlette d’Henri Dahan, délégué général de la Fédération SteinerWaldorf. Dès la nomination de Françoise Nyssen Rue de Valois, Jean-Luc Mélenchon a sauté sur l’occasion pour épingler une « ministre de la Culture plus ou moins liée aux sectes », Rudolf Steiner étant l’initiateur d’un courant ésotérique parfois soupçonné de dérives sectaires, l’anthroposophie. « Henri, tu te casses! Tu sors d’ici! » En ces termes vigoureux, Jean-Paul Capitani a mis fin en juillet 2018 à l’emploi d’Henri Dahan, après la publication dans Le Monde diplomatique d’une enquête sévère sur l’anthroposophie, concluant sur l’école de la ministre. A Arles, le conflit couvait depuis un moment. « Pendant trois ans, Dahan et sa femme n’ont fait que du Steiner, témoigne une mère d’élève, ce n’était pas ce qui était demandé. »
Située dans un merveilleux site agreste, avec potager bio et centre équestre, l’école tiraillée a vécu un automne perturbé. Dahan s’est prétendu victime d’un revirement des fondateurs. Dans une revue de la Société anthroposophique de France, Françoise Nyssen évoquait en 2016 sa famille « très anticatholique, franc-maçonne » et son propre rationalisme : « Il a fallu un choc, un drame, pour que tout à coup le voile se déchire et que la spiritualité parvienne au centre de ma vie. » Le 29 septembre 2018, dans une lettre à ses amis, Dahan se dit sacrifié : « La pédagogie Steiner-Waldorf fait les frais d’une tentative de sauvetage de la ministre de la Culture. »
Ministère oblige, Françoise Nyssen avait renoncé à toutes ses responsabilités à la tête d’Actes Sud. Son mari avait pris les rênes. C’est d’Arles que sont revenus les coups. Le 20 juin 2018, Le Canard enchaîné révèle que la maison, située dans un quartier classé, a entrepris des travaux
d’agrandissement sans déclarer les travaux ni solliciter l’aval de l’architecte des Bâtiments de France. Celui-ci est venu voir et a signifié ses reproches en 2014 à la direction d’Actes Sud, qui n’en a pas tenu compte, pas plus que de l’avis « défavorable à la poursuite de l’exploitation de l’établissement », émis dès 2011 par la commission de sécurité. Péché véniel, plaide Capitani. « Les travaux, Françoise s’en fout. C’est moi le père hôtelier de la maison. » Dans les couloirs de la mairie, on confirme : « L’immobilier, c’est lui, et il se croit tout permis. » Elu chargé de l’urbanisme, David Grzyb ronchonne : « Redoutable homme d’affaires, il considère qu’on est des ploucs et que, vu l’importance de ses projets, il peut s’accommoder de la règle. » L’affaire est en cours de régularisation. Personne à Arles n’a porté plainte. A Paris, si. Pour deux mezzanines et un escalier de bois non déclarés, dans un site classé. « Du mobilier démontable, des mètres carrés qui n’entreront jamais dans un prix de vente », grogne Jean-Paul Capitani. Lui qui pousse les murs comme on respire admet tristement : « Il va falloir déménager. »