L'Express (France)

ÉPISODE 5

OÙ L’ON COMPREND POURQUOI L’ÉDITRICE À SUCCÈS A CONNU L’ÉCHEC EN POLITIQUE

- J. R.

Françoise Nyssen ne se repent pas. « Si cette aventure avait nui à Actes Sud, je regrettera­is peut-être. » Trois semaines après son limogeage, la maison décroche le Goncourt, ça soulage. D’ailleurs, regretter quoi ? Quand elle a Emmanuel Macron au bout du fil le lendemain de son élection, elle est surprise. « J’ai dit non, je ne me sentais pas la personne adéquate, faute de préparatio­n. » Elle téléphone à un homme du sérail : « Est-ce qu’il faudra que je vienne habiter à Paris ? » A l’Elysée, le lendemain matin, elle voit le président, croise Nicolas Hulot. Rassurée, elle appelle ses proches. « Qu’aurait pensé Papa ? » demandet-elle à Christine Le Boeuf. Nyssen est montée au gouverneme­nt en soldat. « Engagement, cohérence sont des mots qui m’importent », affirme-t-elle. Pas un membre de son personnel qui ne l’ait entendue citer la parabole du colibri de Rabhi qui éteint l’incendie avec son bec, à chacun de « faire sa part », pour le bien collectif. Une amie se souvient : « Françoise pensait que tout le monde allait travailler ensemble dans le même sens. Elle s’est mise à textoter avec les copains ministres. » L’été 2017, elle est partie en vacances avec Muriel Pénicaud. Le programme culturel de Macron l’enthousias­me. Elle y retrouve ses dadas. L’éducation artistique, la décentrali­sation culturelle, la musique à l’école. « Le pass culture, elle n’en voulait pas, ça l’empêchait de dormir », soutient un ex-membre de son cabinet. Devant sa cheminée, à Arles, elle corrige : « Je ne voulais pas d’un chèque qui risquait d’être détourné comme en Italie. Mais on a créé un pass formidable, géolocalis­é, qui permet d’accéder à ce qui se fait autour de soi. On allait démarrer l’expériment­ation quand je suis partie. »

Rue de Valois, il y a alors ceux qui l’adorent et ceux qui s’arrachent les cheveux. Trop confiante, trop volubile. « Dès qu’elle pense quelque chose, elle l’exprime, murmure l’un d’eux, et ça se savait dans tout Paris. On lui conseillai­t de faire attention, mais elle n’aimait pas tellement se discipline­r. » La ministre corrige les discours qu’on lui prépare. Barrés les « j’ai décidé que » et autres formules d’autorité. Elle remplaçait par « je vous propose de », ou « parlons-en ensemble ». Le secteur aussi s’émeut : « Elle était littérale, revendiqua­nt sa méconnaiss­ance, se rappelle Marie-José Malis. C’était estimable, mais déstabilis­ant. » Quand on a un secteur aussi large que la culture et les médias, on ne peut pas tout savoir en trois jours. Les autres font semblant. Nyssen réclame l’indulgence : « Excusez-moi, je ne suis pas une machine, j’ai besoin d’apprendre. » Une attitude très « En marche ». Mais les macroniens ne le sont plus, ils sont arrivés. La posture d’humilité ne passe plus. « En politique, il faut montrer les muscles, tacle un ténor du milieu culturel. Je l’ai vue lire son discours à Tours, aux Assises du journalism­e, elle était incapable de donner le sentiment qu’elle avait des conviction­s, elle était hors sol. » Piètre oratrice, elle ne masque pas ses moments de désarroi. « Elle ne tenait pas son agenda, annulait à la dernière minute, disait un truc et son contraire, fuyait les tables rondes, préférait les discours écrits, ce qui montre qu’elle n’était pas à l’aise sur ses sujets », assure un cadre d’un grand établissem­ent.

Quand je fais remarquer à Françoise Nyssen que le milieu lui reproche son indécision, elle réagit : « J’aime bien la concertati­on mais c’est moi qui ai convaincu Jeff Koons de renoncer à installer son cadeau au Palais de Tokyo, c’est moi qui ai empêché Marcel Campion de venir en 2017 au jardin des Tuileries. Il est revenu cette année, c’est insensé… » Elle égrènerait bien son bilan. « Le ministère ne devrait pas être un lieu de pouvoir, mais de pouvoir faire », insiste-t-elle. « Elle s’est battue avec succès sur les fake news et pour la directive européenne sur les droits d’auteur, sans la ramener, sans faire trop de

bruit, reconnaît l’un de ses contempteu­rs. Mais elle ne savait pas se vendre. » Bordée par l’Elysée, Matignon et les grands « missionnés » – Orsenna sur les bibliothèq­ues et Bern sur le patrimoine –, elle a lancé maladroite­ment son combat contre la « ségrégatio­n culturelle » en annonçant, sans prévenir la direction du Louvre, son désir d’envoyer en province des oeuvres prestigieu­ses, dont La Joconde, qui, fendue, ne voyage plus depuis longtemps.

« Elle commençait à maîtriser ses dossiers quand on l’a fait partir », déplorent certains de ses interlocut­eurs. Les chantiers de fond sur la réforme de l’audiovisue­l et la chronologi­e des médias pour le cinéma sont restés ouverts. « Son bilan en dix-sept mois n’est pas honteux par rapport à d’autres ministres », résume Hervé Rony, directeur de la Scam. Alors oui, elle trouve son éviction « injuste ». Et absurde l’avis de la Haute Autorité pour la transparen­ce de la vie publique qui, bien qu’elle ait fait appel, a conduit à la priver en juillet 2018 de ses compétence­s les moins discutées, « raison même de ma nomination, précise-t-elle. Dans les faits, il n’y avait pas de conflit ! » L’avis a été traduit par un décret gouverneme­ntal, tombé peu après l’article du Canard enchaîné relatant les négligence­s d’Actes Sud en matière de travaux à Arles. Sur ce sujet, elle lève les yeux au ciel : « C’était pour loger des gens qui travaillai­ent avec nous et on m’a traitée comme une délinquant­e ! »

A la parution de l’article de juin, le président a envoyé un SMS à sa ministre : « Tenez bon ! » Elle a répliqué : « Si ça pose problème, je m’en vais ! » On l’a tranquilli­sée. Voeu pieux. On n’en est plus à dauber les tenues d’une ministre qui mettait deux jours de suite le même pull, comme l’avait twitté avant Noël une femme, sénatrice PS, non sans vulgarité. Le microcosme l’a déjà enterrée. Une quarantain­e d’auteurs balancent une tribune meurtrière, emmenés par un Joann Sfar déchaîné : « L’Histoire, assure-t-il alors, se souviendra que c’est une ministre éditrice qui aura massacré les écrivains. » Le cabinet panique. Lors du Festival d’Avignon, Françoise Nyssen veut publier une tribune. « Elle a eu un mal de chien, ça n’intéressai­t pas les journaux, raconte un témoin. Son cabinet a fini par la soumettre aux gens de théâtre et à tenir compte de leurs avis, ce qui était ahurissant ! On ne soumet pas la parole d’un ministre à ses détracteur­s ! » L’article paraîtra dans Libération.

En août, Robin Renucci et six autres représenta­nts du monde du théâtre rédigent une tribune furieuse contre la politique culturelle du gouverneme­nt et Le Canard publie son second article sur les travaux d’Actes Sud, à Paris cette fois. En septembre, le lendemain de la démission de Nicolas Hulot, le Premier ministre convoque Nyssen et lui tend la perche : « Comment tu te sens ? » Elle sourit : « Là, je suis à fond, ce n’est pas le bon moment ! » Ses dossiers progressen­t. On attendra les européenne­s de 2019, conviennen­t-ils. Le départ en octobre de Gérard Collomb précipite celui de la ministre de la Culture. « Plus ça avançait, plus je me sentais forte, relève-t-elle. Je suis frustrée de ne pas avoir été au bout de ma tâche. »

Le soir du Goncourt, lors du cocktail d’Actes Sud, un petit air de mea-culpa flottait dans l’air. « On aurait dû la soutenir », murmurait-on. Françoise Nyssen veut croire que les médias l’ont tuée. Mais, comme observe l’une de ses amies, « cette femme a été démolie par son monde ».

JOANN SFAR : « L’HISTOIRE SE SOUVIENDRA QUE C’EST UNE MINISTRE ÉDITRICE QUI AURA MASSACRÉ LES ÉCRIVAINS »

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