L'Express (France)

Murmures des fantômes

Pour son premier roman, le nouvellist­e texan met en musique un choeur de voix d’outre-tombe, dont celle du fils de Lincoln. Audacieux.

- Par Estelle Lenartowic­z

Un étrange mais formidable roman sur le deuil et l’impermanen­ce des choses

C’est un entre-deux aux contours mouvants, une zone tapissée d’ombres où déambulent nuit et jour des silhouette­s fantasmago­riques. est-ce donc là que les âmes se retrouvent après la mort? dans son premier roman récompensé par le Man Booker Prize 2017, le nouvellist­e George Saunders (né en 1958 au Texas) convoque cet espace intermédia­ire, entre le trépas et la renaissanc­e, que les bouddhiste­s appellent bardo. Le lecteur, bien vivant, y accède par un choeur de voix venues d’outre-tombe, celles d’une centaine d’esprits, hommes, femmes et enfants, qui ont tous vécu au xixe dans l’Amérique de la guerre de Sécession, sous la présidence d’Abraham Lincoln. ils ont été militaire, révérend, esclave, chasseur, jeune victime de viol, mère de famille nombreuse… dans cette contrée de spectres errants, les corps se métamorpho­sent, modelés par les circonstan­ces et le passé. Celui qui n’a pas pu consommer son mariage a le membre hypertroph­ié. Celui qui s’est ému de la beauté du monde a la peau recouverte d’oreilles et de paires d’yeux. Parmi eux, un certain Willie Lincoln, fils du 16e président des etats-Unis, décédé à l’âge de 11 ans de la typhoïde, laissant son père dans un chagrin inconsolab­le. Timide, le garçon va devenir le coeur de cet étrange mais formidable roman sur le deuil et l’impermanen­ce des choses.

Hybride et expériment­al, Lincoln au bardo est une histoire de fantômes dans laquelle les personnage­s refusent d’admettre leur mort. Chaque chapitre se compose d’un collage de voix ou d’extraits de journaux qui se superposen­t en un kaléidosco­pe surnaturel. Mêlant documents historique­s (carnets de bord, coupures de presse) et fragments imaginaire­s, George Saunders tapisse une chambre d’échos qui tangue tantôt vers le merveilleu­x, tantôt vers le vaudeville et la comédie noire. Prisonnier­s des essences qui les déterminen­t désormais pour toujours, les mortsvivan­ts épient et caquettent devant le président Lincoln venu se recueillir dans la crypte où repose son enfant. Figure de grande compassion, ce dernier émeut par son humanité, tandis que sa peine se mêle aux chants volubiles (parfois un peu trop) des mortsvivan­ts qui l’entourent. ensemble et dans l’au-delà, ils composent le tableau irréel d’une communauté post-mortem. Leurs angoisses sont les nôtres.

LINCOLN AU BARDO

PAR GeORGe SAUndeRS, TRAd. de L’AnGLAiS (ÉTATS-UniS) PAR PieRRe deMARTy. FAyARd, 400 P., 24 €.

 ??  ?? GEORGE SAUNDERS
GEORGE SAUNDERS

Newspapers in French

Newspapers from France