La vie aux quotidiens
Dans Kiosque, Jean Rouaud raconte ses années passées à vendre des journaux, là où il devint écrivain à force de côtoyer l’humanité tout entière. Magnifique.
Le passé se raconte en virgules, longues phrases rythmées par des visages et des gestes, qui ramassent des souvenirs comme des feuilles à peine jaunies. Jean Rouaud, Prix Goncourt en 1990 pour Les Champs d’honneur, a travaillé sept ans, pour ceux qui s’en souviennent – mais à l’époque l’affaire avait fait grand bruit sinon sourire – dans un kiosque à journaux rue de Flandre, à Paris, xixe arrondissement. Sept ans pour cet homme venu de Campbon, dans la région nantaise, monté à la capitale dans l’espoir d’y faire carrière dans la « poétique » à force de récits déstructurés, de ponctuation aussi arbitraire que révolutionnaire, d’enjeux dramatiques encore jamais lus ; c’est dire si Jean Rouaud a failli mourir au champ d’honneur littéraire, essuyant refus sur refus des éditeurs et bien obligé de travailler pour vivre, ici dans une librairie de livres d’art d’occasion, là sur un trottoir du nord de Paris à vendre journaux en tous genres aux côtés de M., peintre maudit, et de P., anarchiste lettré.
Ce Kiosque, émouvant récit du temps qui passe sans qu’il soit dit jamais que c’était mieux avant, ni que la nostalgie embellisse quiconque, est le parcours d’un homme porté par le quotidien du bitume qui observe de son tabouret, quand il en a un, la vie qui vient et revient comme la monnaie qui entre et sort des poches de ses clients. Ce kiosque qui est « en réalité une sorte de clinique réparatrice de la mémoire blessée », écrit joliment Jean Rouaud. C’est effectivement dans cet habitable succinct posé sur un bout de trottoir que l’écrivain qu’il n’est pas encore, bien qu’il bouillonne de mots, va comprendre que s’il faut du style pour poser sa plume sur une page, il faut surtout raconter des hommes et des femmes, des morts et des vivants, des sourires et des larmes. Sept ans de réflexion lui ont été nécessaires, mais ce n’est pas si long finalement, puisqu’ils lui ont permis ce livre magnifique, puissant parce que si simple, qui raconte à sa juste valeur le type achetant son journal de turf comme l’érection de la pyramide du Louvre, Flaubert, Joyce et le cafetier du coin, les soeurs Calvèze, marchandes à Campbon levées de bonne heure, et Proust qui ne se couchait pas plus tard. Les paroles s’envolent, les visages s’estompent, les souvenirs parfois résistent, heureusement les livres restent.
Emouvant récit du temps qui passe sans qu’il soit dit que c’était mieux avant
KIOSQUE
PAR JeAn ROUAUd. GRASSeT, 288 P., 19 €.