L'Express (France)

ILLUSION DÉMOCRATIQ­UE ET CYNISME CAPITALIST­E

- JACQUES ATTALI Ecrivain, auteur de nombreux romans et essais, Jacques Attali est président de la fondation Positive Planet.

Qui aurait cru qu’on pourrait un jour recommence­r les erreurs de 1929 et celles de 2007? C’est pourtant bien ce qui est en train d’arriver. En 2007, des banquiers américains peu scrupuleux avaient convaincu des salariés pauvres et mal informés qu’il n’était pas nécessaire de demander des augmentati­ons, puisqu’il suffisait d’emprunter beaucoup pour acheter une maison et de gagner ainsi de quoi rembourser le prêt, et plus encore, grâce à la plus-value – certaine, disaient-ils – de cette propriété. On connaît la suite : ces prêts, dits subprimes, ont été regroupés, découpés, titrisés sous le nom de CDO (collateral­ized debt obligation) et revendus au système financier mondial, qui mit plusieurs années à comprendre que la plus-value immobilièr­e ne viendrait pas, et que tout cela ne ferait que la fortune des prêteurs et la ruine des emprunteur­s.

Aujourd’hui, tout recommence à l’identique. Sinon que ce ne sont plus seulement les salariés pauvres qui s’endettent (cette fois-ci, pour acheter une automobile ou financer les études de leurs enfants), mais aussi les entreprise­s non cotées américaine­s : celles-ci empruntent, pour couvrir leurs pertes et en espérant des rentabilit­és folles, un argent qu’elles ne pourraient rembourser que si leur valeur augmentait bien au-delà de ce qui est imaginable. Des banques et des institutio­ns financière­s américaine­s leur consentent ces prêts, puis, sachant qu’ils sont fort risqués, s’en débarrasse­nt en les découpant, en les titrisant et en les revendant au système financier mondial, cette fois sous le nom de CLO (collateral­ized loan obligation). Et, comme il y a dix ans, les agences de notation bénissent ces prêts qu’elles prétendent sans risque, ce qu’ils ne sont pas. Mêmes causes, mêmes effets ; une nouvelle crise nous attend.

Quelques chiffres : la moitié de ces prêts sont accordés avec des multiples supérieurs à 5 et avec des taux d’intérêt variables, ce qui les rend particuliè­rement dangereux. Le montant total de ces prêts était déjà de 1 300 milliards de dollars en septembre 2018 (dernière statistiqu­e disponible), soit le double de celui des subprimes au moment du déclenchem­ent de la crise précédente. Plus de la moitié de ces prêts sont déjà titrisés et revendus dans le monde entier. 61 % sont de mauvaise qualité, contre seulement 55 % en 2007. La protection des prêteurs est bien moindre qu’il y a dix ans. Enfin, si le secteur bancaire est mieux contrôlé qu’à l’époque, il n’en va pas de même du « secteur bancaire fantôme », où tout se passe aujourd’hui.

On ne pourra donc éviter la catastroph­e que si les banques centrales, comme la fois précédente mais sans doute plus massivemen­t encore, rachètent toutes les dettes, qui viendront gonfler leurs bilans, préparant un effondreme­nt total de la confiance dans le système financier planétaire.

Folie, cynisme, spéculatio­n. Les vieilles recettes du pire sont là. Il serait aussi illusoire de croire qu’on pourrait s’en protéger en fermant les frontières que de penser qu’on pourrait échapper au réchauffem­ent climatique en ne comptant que sur soi-même.

Pour régler ces problèmes, il faudrait que les chefs d’entreprise, comme leurs actionnair­es et leurs banquiers, acceptent de ne pas rechercher une rentabilit­é folle et de se contenter de vivre au même rythme que les autres humains. On objectera que cette rentabilit­é est justifiée par l’ampleur des innovation­s qu’ils mettent en oeuvre. C’est faux : le profit n’est pas le moteur de l’innovation, il en est la conséquenc­e.

Etrange moment où les citoyens les plus vulnérable­s demandent, à juste titre, qu’on traite leurs problèmes les plus immédiats et leurs soucis les plus locaux, alors que rien ne serait plus important, dans leur intérêt, que de s’occuper des enjeux du long terme et des risques planétaire­s. Ceux qui sauront concilier ces défis seront des hommes d’Etat. Ils manquent cruellemen­t aujourd’hui.

Des banques consentent des prêts très risqués, puis les revendent

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