Les machines vont-elles gagner ?
Travail, médias, finance, justice, démocratie… l’intelligence artificielle bouleverse déjà notre quotidien. Une révolution inédite qui pose des défis vertigineux.
C’est un raz de marée, une déferlante dont nous commençons à peine à prendre la mesure. A l’image d’Internet, l’intelligence artificielle (IA) s’apprête à bouleverser notre quotidien, mettant au placard nos vieilles habitudes. Pas une semaine ne passe sans qu’un livre ou une étude cherche à décrire le big bang à venir. « L’IA va laminer les classes moyennes avant de guérir le cancer », avertit ainsi Laurent Alexandre dans un ouvrage coécrit avec Jean-François Copé, dont nous publions les bonnes feuilles (voir page 28). Adepte des formules chocs, le chroniqueur de L’Express imagine un futur dans lequel des millions de laissés-pour-compte assistent impuissants à la montée d’une élite génétiquement modifiée. On peut bien sûr ne pas adhérer à cette vision alarmiste. Au-delà des difficultés à prédire les évolutions du marché du travail, notre ADN ne se laissera sans doute pas manipuler si facilement. N’en déplaise aux milliardaires qui souhaitent échapper aux maladies et à la mort.
Mais, Laurent Alexandre a raison sur un point : avec l’IA, nous entrons dans un monde nouveau, car nous profitons d’une conjonction inédite de phénomènes. « Pour la première fois de son histoire, qui remonte aux années 1950, nous disposons d’une quantité phénoménale de données et de la
puissance de calcul nécessaire pour les exploiter », explique Jean-Paul Laumond, roboticien et directeur de recherche au Laboratoire d’analyse et d’architecture des systèmes (Laas) de Toulouse. « Cerise sur ce gâteau numérique, les avancées récentes de la science ont permis de perfectionner les algorithmes sur lesquels repose l’IA », ajoute David Picard, chercheur au laboratoire Equipes traitement de l’information et systèmes (Etis), à l’université de Cergy-Pontoise.
Cet alignement exceptionnel des planètes profite déjà aux réseaux de neurones. Ces systèmes d’apprentissage profond qui imitent le fonctionnement du cerveau excellent désormais dans la reconnaissance d’images et l’analyse de textes. Ils repèrent les cancers de la peau, de la prostate ou les maladies respiratoires avec un taux de réussite bien supérieur à celui d’un médecin (voir page 36). Ils détectent les anomalies juridiques dans des contrats de plusieurs dizaines de pages plus rapidement qu’un avocat chevronné. Ils pilotent les voitures autonomes dans le trafic dense des grandes villes avec une probabilité d’accident extrêmement faible. Couplés à d’autres systèmes d’apprentissage, les réseaux de neurones battent aussi à plate couture nos meilleurs champions d’échecs, de go ou de jeux vidéo. Rien ne semble pouvoir leur résister.
Ces succès prometteurs alimentent aujourd’hui une bulle académique et médiatique autour de l’IA. « Les recherches mondiales dans ce domaine explosent, comme en témoigne actuellement le nombre d’articles scientifiques », constate Serge Chaumette, spécialiste des essaims de drones au Laboratoire bordelais de recherche en informatique (Labri). Le revers de la médaille ? « Le nombre de bêtises écrites sur l’IA explose lui aussi », déplore Alexandre Termier, responsable d’une équipe de recherche sur la fouille de données à l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria). Certains évoquent ainsi une « IA forte » possédant une sorte de conscience numérique. La réalité du terrain est tout autre. Les algorithmes se contentent de répondre à des tâches extrêmement précises et relativement simples : assurer une traduction dans une autre langue en temps réel, déterminer la meilleure disposition des produits dans un supermarché… « A l’image de celle qui a battu l’un des champions de go, ces IA “faibles” sont incapables d’avoir un raisonnement hors de leur domaine », explique Jean-Paul Laumond.
A l’avenir, l’IA rivalisera peut-être d’intelligence avec nous. Ce moment de « singularité » sonnerait possiblement le glas de l’humanité, comme le suggérait, en 2014, l’astrophysicien britannique Stephen Hawking. Mais nous en sommes loin. « Bâtir une IA forte pourrait prendre de vingt à trente ans », estime Jean-Patrice Glafkidès, directeur général de DataValoris, une entreprise capable d’optimiser les réseaux de neurones.
“Bâtir une IA forte pourrait prendre de vingt à trente ans”
Le déploiement massif des IA dites « faibles » n’en pose pas moins des défis vertigineux. Le premier est d’ordre économique. « Même limitées, les IA d’aujourd’hui vont rapidement bousculer des pans entiers de notre économie, y compris dans des domaines inattendus », assure Jean-Patrice Glafkidès. Celle qui a été élaborée par la société française Myrissi participe, par exemple, à l’élaboration de… parfums. Elle concocte des senteurs enivrantes à partir des instructions laissées par les marques et de nombreux témoignages de consommateurs. « Notre technologie permet de gagner 30 % sur le temps de conception d’un produit », assure Muriel Jacquot, cofondatrice de l’entreprise. Mais, à plus grande échelle, la multiplication des IA va surtout accroître la domination des Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple) et servir de tremplin aux géants chinois du Web Baidu, Alibaba et Tencent. « Ce n’est pas un hasard si Google et Facebook emploient la majorité des data scientists dans le monde. Ils possèdent l’essentiel des données », alerte un expert.
Deuxième défi : l’IA soulève de nombreuses questions éthiques, auxquelles il faudra bien répondre. Quel type de piéton une voiture autonome devra-t-elle écraser en priorité si elle n’a pas le choix ? Qui sera responsable en cas de bavure d’une IA militaire ? La personnalisation à outrance des contrats d’assurance va-t-elle enterrer le vieux principe de solidarité? Dans quelle mesure pourra-t-on protéger nos données personnelles face à des IA qui cherchent en permanence à nous classer en catégories ? Cette « clusterisation » des individus se fera-t-elle au détriment des minorités ? Pour l’heure, il n’existe que des réponses embryonnaires à ces interrogations (voir page 34). Or les algorithmes se déploient rapidement sur le terrain. Trop vite pour les débats d’amphithéâtre.
Le troisième défi est, lui, d’ordre scientifique. L’IA fait preuve d’une efficacité redoutable, mais ses réseaux de neurones finissent par être tellement complexes que l’on ne sait pas comment ils aboutissent à tel ou tel résultat. « Même pour répondre à une question simple, ils peuvent utiliser 100 millions de connexions », révèle David Picard. Dans ces conditions, détailler précisément le processus de décision relève de l’exploit. Pour décoder l’IA, les chercheurs travaillent donc a posteriori. « On refait tourner le modèle en modifiant quelques paramètres pour comprendre localement comment la décision du réseau évolue », explique Alexandre Termier.
Ce travail de fourmi occupera à coup sûr plusieurs générations de doctorants », estime Serge Chaumette. Avec, dans cette course effrénée, la possibilité – comme Frankenstein dans le roman de Mary Shelley – de voir la créature, la machine, échapper à son créateur.