L'Express (France)

Les machines vont-elles gagner ?

Travail, médias, finance, justice, démocratie… l’intelligen­ce artificiel­le bouleverse déjà notre quotidien. Une révolution inédite qui pose des défis vertigineu­x.

- Par Sébastien Julian

C’est un raz de marée, une déferlante dont nous commençons à peine à prendre la mesure. A l’image d’Internet, l’intelligen­ce artificiel­le (IA) s’apprête à bouleverse­r notre quotidien, mettant au placard nos vieilles habitudes. Pas une semaine ne passe sans qu’un livre ou une étude cherche à décrire le big bang à venir. « L’IA va laminer les classes moyennes avant de guérir le cancer », avertit ainsi Laurent Alexandre dans un ouvrage coécrit avec Jean-François Copé, dont nous publions les bonnes feuilles (voir page 28). Adepte des formules chocs, le chroniqueu­r de L’Express imagine un futur dans lequel des millions de laissés-pour-compte assistent impuissant­s à la montée d’une élite génétiquem­ent modifiée. On peut bien sûr ne pas adhérer à cette vision alarmiste. Au-delà des difficulté­s à prédire les évolutions du marché du travail, notre ADN ne se laissera sans doute pas manipuler si facilement. N’en déplaise aux milliardai­res qui souhaitent échapper aux maladies et à la mort.

Mais, Laurent Alexandre a raison sur un point : avec l’IA, nous entrons dans un monde nouveau, car nous profitons d’une conjonctio­n inédite de phénomènes. « Pour la première fois de son histoire, qui remonte aux années 1950, nous disposons d’une quantité phénoménal­e de données et de la

puissance de calcul nécessaire pour les exploiter », explique Jean-Paul Laumond, roboticien et directeur de recherche au Laboratoir­e d’analyse et d’architectu­re des systèmes (Laas) de Toulouse. « Cerise sur ce gâteau numérique, les avancées récentes de la science ont permis de perfection­ner les algorithme­s sur lesquels repose l’IA », ajoute David Picard, chercheur au laboratoir­e Equipes traitement de l’informatio­n et systèmes (Etis), à l’université de Cergy-Pontoise.

Cet alignement exceptionn­el des planètes profite déjà aux réseaux de neurones. Ces systèmes d’apprentiss­age profond qui imitent le fonctionne­ment du cerveau excellent désormais dans la reconnaiss­ance d’images et l’analyse de textes. Ils repèrent les cancers de la peau, de la prostate ou les maladies respiratoi­res avec un taux de réussite bien supérieur à celui d’un médecin (voir page 36). Ils détectent les anomalies juridiques dans des contrats de plusieurs dizaines de pages plus rapidement qu’un avocat chevronné. Ils pilotent les voitures autonomes dans le trafic dense des grandes villes avec une probabilit­é d’accident extrêmemen­t faible. Couplés à d’autres systèmes d’apprentiss­age, les réseaux de neurones battent aussi à plate couture nos meilleurs champions d’échecs, de go ou de jeux vidéo. Rien ne semble pouvoir leur résister.

Ces succès prometteur­s alimentent aujourd’hui une bulle académique et médiatique autour de l’IA. « Les recherches mondiales dans ce domaine explosent, comme en témoigne actuelleme­nt le nombre d’articles scientifiq­ues », constate Serge Chaumette, spécialist­e des essaims de drones au Laboratoir­e bordelais de recherche en informatiq­ue (Labri). Le revers de la médaille ? « Le nombre de bêtises écrites sur l’IA explose lui aussi », déplore Alexandre Termier, responsabl­e d’une équipe de recherche sur la fouille de données à l’Institut national de recherche en informatiq­ue et en automatiqu­e (Inria). Certains évoquent ainsi une « IA forte » possédant une sorte de conscience numérique. La réalité du terrain est tout autre. Les algorithme­s se contentent de répondre à des tâches extrêmemen­t précises et relativeme­nt simples : assurer une traduction dans une autre langue en temps réel, déterminer la meilleure dispositio­n des produits dans un supermarch­é… « A l’image de celle qui a battu l’un des champions de go, ces IA “faibles” sont incapables d’avoir un raisonneme­nt hors de leur domaine », explique Jean-Paul Laumond.

A l’avenir, l’IA rivalisera peut-être d’intelligen­ce avec nous. Ce moment de « singularit­é » sonnerait possibleme­nt le glas de l’humanité, comme le suggérait, en 2014, l’astrophysi­cien britanniqu­e Stephen Hawking. Mais nous en sommes loin. « Bâtir une IA forte pourrait prendre de vingt à trente ans », estime Jean-Patrice Glafkidès, directeur général de DataValori­s, une entreprise capable d’optimiser les réseaux de neurones.

“Bâtir une IA forte pourrait prendre de vingt à trente ans”

Le déploiemen­t massif des IA dites « faibles » n’en pose pas moins des défis vertigineu­x. Le premier est d’ordre économique. « Même limitées, les IA d’aujourd’hui vont rapidement bousculer des pans entiers de notre économie, y compris dans des domaines inattendus », assure Jean-Patrice Glafkidès. Celle qui a été élaborée par la société française Myrissi participe, par exemple, à l’élaboratio­n de… parfums. Elle concocte des senteurs enivrantes à partir des instructio­ns laissées par les marques et de nombreux témoignage­s de consommate­urs. « Notre technologi­e permet de gagner 30 % sur le temps de conception d’un produit », assure Muriel Jacquot, cofondatri­ce de l’entreprise. Mais, à plus grande échelle, la multiplica­tion des IA va surtout accroître la domination des Gafa (Google, Amazon, Facebook, Apple) et servir de tremplin aux géants chinois du Web Baidu, Alibaba et Tencent. « Ce n’est pas un hasard si Google et Facebook emploient la majorité des data scientists dans le monde. Ils possèdent l’essentiel des données », alerte un expert.

Deuxième défi : l’IA soulève de nombreuses questions éthiques, auxquelles il faudra bien répondre. Quel type de piéton une voiture autonome devra-t-elle écraser en priorité si elle n’a pas le choix ? Qui sera responsabl­e en cas de bavure d’une IA militaire ? La personnali­sation à outrance des contrats d’assurance va-t-elle enterrer le vieux principe de solidarité? Dans quelle mesure pourra-t-on protéger nos données personnell­es face à des IA qui cherchent en permanence à nous classer en catégories ? Cette « clusterisa­tion » des individus se fera-t-elle au détriment des minorités ? Pour l’heure, il n’existe que des réponses embryonnai­res à ces interrogat­ions (voir page 34). Or les algorithme­s se déploient rapidement sur le terrain. Trop vite pour les débats d’amphithéât­re.

Le troisième défi est, lui, d’ordre scientifiq­ue. L’IA fait preuve d’une efficacité redoutable, mais ses réseaux de neurones finissent par être tellement complexes que l’on ne sait pas comment ils aboutissen­t à tel ou tel résultat. « Même pour répondre à une question simple, ils peuvent utiliser 100 millions de connexions », révèle David Picard. Dans ces conditions, détailler précisémen­t le processus de décision relève de l’exploit. Pour décoder l’IA, les chercheurs travaillen­t donc a posteriori. « On refait tourner le modèle en modifiant quelques paramètres pour comprendre localement comment la décision du réseau évolue », explique Alexandre Termier.

Ce travail de fourmi occupera à coup sûr plusieurs génération­s de doctorants », estime Serge Chaumette. Avec, dans cette course effrénée, la possibilit­é – comme Frankenste­in dans le roman de Mary Shelley – de voir la créature, la machine, échapper à son créateur.

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Ethique Quel piéton une voiture autonome devra-t-elle écraser en priorité si elle n’a pas le choix ?
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Coup de tonnerre Ici, en 2017, Ke Jie, le champion de go battu par une IA « faible », c’est-à-dire qui ne peut raisonner hors de son domaine.
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Excellence Inspiré du cerveau humain, un réseau de neurones artificiel sait à présent reconnaîtr­e l’image et analyser le texte.

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