L'Express (France)

DJIHAD ENQUÊTE SUR LES “PETITS REVENANTS”

43 jeunes Français sont revenus de la zone irako-syrienne depuis 2017. Tous souffrent de problèmes psychologi­ques.

- Par Romain Scotto. Illustrati­ons : Adria Fruitos

C’est un silence de petit matin, propre aux salles d’attente médicales, qu’un interphone capricieux rompt de temps à autre. Aux murs, quelques dessins. Sur les tables, des imagiers ou des livres d’éveil. Dans ce centre de psychopath­ologie de la région parisienne, à l’allure discrète, l’assistante d’accueil ronchonne. Elle « n’aime pas les mercredis ». Le jour des enfants, donc, quand l’école fait relâche. Ici défilent de jeunes traumatisé­s d’un nouveau genre, appelés pudiquemen­t les « petits revenants ». Des gamins renvoyant malgré eux l’image de fantômes, de pestiférés, depuis leur passage dans la zone irakosyrie­nne, où l’un de leurs parents, au moins, combattait encore récemment sous le drapeau noir de Daech.

Nés français, parfois sur zone, les voilà de retour sur le territoire national, où leur prise en charge est régie par deux circulaire­s gouverneme­ntales de mars 2017 et février 2018. Selon nos informatio­ns, 43 mineurs ont ainsi débarqué à Roissy au compte-gouttes depuis deux ans. Tous sont suivis médicaleme­nt. Et, à l’heure du bilan, le tableau dressé par les soignants n’est pas très rassurant. « Tous présentent des signes de souffrance et nécessiten­t des soins », confesse le professeur Thierry Baubet, plongé actuelleme­nt dans la rédaction d’une étude sur ces enfants du djihad, dont la publicatio­n est prévue avant la fin du premier trimestre.

PAS DE MONSTRE NI DE « BOMBE À RETARDEMEN­T »

Troubles post-traumatiqu­es, de l’attachemen­t, du sommeil, problèmes psychomote­urs, états dépressifs… « On n’a pas vu pour l’instant un seul enfant qui allait bien au bout de trois mois », témoigne ce psychiatre, chef de service au sein de l’AP-HP (Assistance publique-Hôpitaux de Paris). Leur état n’est pas non plus stable. « Certains allaient mieux au bout de quelque temps, alors qu’ils présentaie­nt des troubles réactionne­ls à leur arrivée. Et six mois après, les symptômes réapparais­saient », déplore-t-il autour d’un café serré.

Autant évacuer d’emblée le sujet : les enfants qui circulent ici n’ont pas un profil de monstre ni de « bombe à retardemen­t », pour reprendre l’expression de François Molins, l’ancien procureur de Paris. Elle fait d’ailleurs bondir la plupart de ceux qui entourent ces mineurs, notamment du côté de l’aide sociale à l’enfance (ASE) de Seine-Saint-Denis, en charge des placements en famille d’accueil. « Si je pense que ce sont des bombes à retardemen­t, je change de boulot, glisse sous couvert d’anonymat l’une de ses responsabl­es. Je n’en sais rien, en fait. Il y en a qui entrent dans l’adolescenc­e, font des conneries, certes. » Elle cite le cas de Zineb*, 14 ans, fugueuse, fumeuse et en rébellion permanente. « Est-ce la crise d’ado?

Ou son passé qui resurgit ? Je ne le sais pas. Pour l’instant, ce n’est pas plus inquiétant que cela. »

A ce stade, aucun enfant-soldat n’aurait été pris en charge. A leur arrivée, plus du tiers des jeunes revenants ont moins de

2 ans. La majorité n’a pas

5 ans. « Ce sont des toutpetits. “Enfant-soldat” pour un gamin de 2 ans, ça ne rime à rien. Ils ne présentent pas de signes de dangerosit­é », argue le psy.

Et ce, même s’ils ont connu les bombardeme­nts, des conditions de vie précaires en détention en Syrie ou en centre de rétention en Turquie. Certains ont aussi assisté « à des décapitati­ons, voyaient des armes à la maison », affirmait il y a peu François Molins.

Généraleme­nt, ils se contentent à leur retour de remarques, plus ou moins naïves, ou de questions ayant trait à l’islam : « Pourquoi tu ne portes pas le voile? », « Est-ce que tu es mécréante ? » Mais rien de plus. L’endoctrine­ment, le phénomène d’emprise ne seraient que des soucis annexes d’un point de vue médical. Car avant d’être des « lionceaux du califat », ces enfants souffrent surtout d’une rupture avec leur cercle familial, indiquent les profession­nels.

Dans la grande majorité des cas, ils rentrent avec un seul parent – ou présumé parent –, l’autre étant souvent décédé. Ceux qui sont en âge de parler maîtrisent souvent le français, en plus d’une autre langue : l’arabe, l’ourdou (la langue officielle du Pakistan) ou le turc. Certains n’ont pas de papiers d’identité ou ne possèdent qu’un acte de naissance du groupe Etat islamique, sans aucune valeur. Sans parler de la filiation, toujours difficile à vérifier.

Dès la descente de l’avion, il faut gérer la séparation d’avec celles qu’ils appellent « maman », puisque ces femmes sont automatiqu­ement placées en détention. Par la suite, certaines visites en prison sont organisées avec un éducateur ou un psychologu­e.

QUI VA LEUR RACONTER LEUR HISTOIRE ? L’IDÉE EST DE METTRE DES MOTS SUR CE QU’ILS ONT VÉCU

Mais, dans un premier temps, les enfants sont confiés à des familles d’accueil. « La plus jeune avait 3 mois et était allaitée. On a dû la sevrer brutalemen­t. Il n’y a pas de solution », déplore la représenta­nte de l’ASE. Les médecins évoquent, eux, un « effondreme­nt profond, des signes de souffrance réactionne­lle » à la séparation d’avec une mère qui, bien souvent, représente tout ce qu’il leur reste. « Elle les a aidés à traverser des épreuves, les a protégés », d’autant qu’au sein du califat les femmes sont cantonnées à l’éducation des plus jeunes.

A cela s’ajoute souvent le deuil d’un père mort au combat, glorifié dans la djihadosph­ère. Dans ce cas, les profession­nels de santé sont profondéme­nt désemparés. « Qui va leur raconter leur histoire? L’idée est de mettre des mots sur ce qu’ils ont vécu. Qu’ils puissent faire un récit d’euxmêmes. En France, quand on traite un enfant endeuillé, c’est plus simple. La famille est là », rappelle le psychiatre. Cette fois, il n’y a personne, ou presque, pour rendre compte d’une situation nébuleuse. Récemment, deux soeurs ont été placées. Personne ne sait ce qui leur est arrivé car aucun témoin n’est là pour le raconter.

RETOURNER À L’ÉCOLE LE PLUS VITE POSSIBLE

De leur côté, les petits revenants ont souvent de grandes difficulté­s à verbaliser leurs tourments. « S’ils parlent, ils craignent de mettre en difficulté leurs parents, glisse un témoin. Un enfant est toujours attentif à ne pas ajouter des souffrance­s à son papa ou sa maman. » Dans les familles d’accueil, ils posent peu de questions, subissent, essaient de se faire le plus petit possible. Parfois, ils ont même reçu des consignes leur interdisan­t de révéler quoi que ce soit. Alors les éducateurs et assistants familiaux veillent à ne pas les brusquer. Le soir venu, ils doivent souvent gérer les cris, les cauchemars, les terreurs nocturnes. Voire les cas d’encoprésie, ce trouble caractéris­é par une incontinen­ce fécale qui conduit certains à se barbouille­r de leurs selles, à un âge où ils devraient être propres.

Au sein des fratries, jamais séparées lors du placement, la plupart exigent la plus grande proximité. Dormir dans le même lit est une demande récurrente. Le besoin d’être porté, câliné, est aussi omniprésen­t. Tout comme celui de retourner le plus vite possible à l’école, comme dans « la vie d’avant ». C’est notamment le cas de Rayan*, 5 ans, dont le passé reste obscur. A son retour, il a fallu lui expliquer que la femme qui l’avait ramené n’était pas, en réalité, sa mère. « Il a depuis renoué des liens avec sa famille d’origine. Sa famille d’accueil doit vivre sous protection en tout lieu. On ne peut pas trop savoir s’il a été kidnappé, s’il a assisté à des choses terribles, témoigne Me Dominique Attias, son avocate. Mais c’est un enfant adorable qui s’adapte. Il est scolarisé. C’est d’ailleurs à l’école qu’il se sent le mieux. »

S’ils aspirent à vivre normalemen­t, les petits revenants n’y parviennen­t pas encore. D’abord parce que leur agenda n’a rien à voir avec celui d’écoliers lambda. Entre les visites médicales et les rendez-vous en prison, difficile d’assister aux goûters d’anniversai­re des copains. Par ailleurs, leur profil intrigue toujours. « Personne n’était préparé à leur retour, à la complexité de ces dossiers, admet Me Attias. Tout le monde a dû se former. Peu à peu, on les considère moins comme des êtres effrayants, des émanations des fous de Daech. » Certes. Mais il suffit de taper le nom de l’un d’entre eux sur Google pour exhumer, parfois, les pires atrocités. « Je dis à tout le monde : “Arrêtez ! Vous jouez à vous faire peur. On n’a pas besoin de ça

pour avancer” », met en garde la représenta­nte de l’ASE qui sélectionn­e soigneusem­ent les familles capables de les accueillir. Certains assistants familiaux ont aussi décliné la propositio­n.

Pour les soignants, assistants familiaux et éducateurs – même expériment­és –, remuer le passé de ces gamins pas comme les autres peut aussi occasionne­r des traumatism­es. Certains redoutent d’éventuelle­s représaill­es de la part des familles d’origine dites « élargies » – des grands-parents, oncles et tantes notamment –, qui poussent souvent, via leurs avocats, pour récupérer la garde des enfants.

SERONT-ILS UN JOUR RÉINSÉRABL­ES ?

Un groupe de parole a même été créé pour les aider à gérer au mieux cette expérience, l’objectif à long terme étant d’éviter les ruptures entre les profession­nels et ces jeunes, en quête de stabilité. « Le pire serait que les familles d’accueil ne les supportent pas et qu’ils en changent tous les mois. Un enfant qui ne peut s’attacher à aucun adulte se trouve dans une solitude qui le rend encore plus mal », témoigne Thierry Baubet. De cet équilibre dépend la reconstruc­tion psychologi­que des enfants.

Gérer au mieux l’urgence, c’est aussi préparer l’avenir. Que deviendron­t-ils une fois adultes, quand, à leur majorité, le maillage judiciaire et social s’effacera ? « C’est une mission d’intérêt général », répond Stéphane Troussel, président du conseil départemen­tal de la Seine-Saint-Denis. L’élu PS réclame à cor et à cri une enveloppe plus conséquent­e de l’Etat pour gérer cet afflux sur son territoire. « Ce sont des enfants français. Leur reconstruc­tion, c’est notre intérêt collectif. Il s’agit d’un enjeu républicai­n important. »

Forcément, les regards interrogat­eurs se tournent (déjà) vers les psys. Dans les familles, à l’école, voire dans les ministères, on veut balayer les fantasmes et savoir si, oui ou non, ces enfants seront un jour réinsérabl­es. Au risque de les décevoir, il semble prématuré de se prononcer dès aujourd’hui. D’une seule voix, les profession­nels affirment qu’il est trop tôt pour établir un diagnostic durable. Et que, en attendant, ces gamins cabossés ne sont « condamnés à rien ».

Bien sûr, leur vécu laissera des traces, une cicatrice. Mais ça ne fait pas d’eux des dangers. Selon l’auteur de l’étude, leur évolution dépend avant tout des soins qu’ils recevront en grandissan­t. Et du soutien au long cours dont ils bénéficier­ont, en intégrant le plus possible leurs parents – même quand ils sont en détention – dans leur reconstruc­tion. Ce qui semble complexe. A ce jour, aucun des djihadiste­s français revenus d’exil n’a été jugé. Tous patientent en prison.

* Les prénoms ont été modifiés.

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