“En France, pas d’enfantssoldats”
La justice suit de près ces mineurs qui ont vécu dans les territoires contrôlés par Daech. Interview du magistrat Thierry Baranger.
Dans son bureau, un bac de jouets côtoie des piles d’épais dossiers. Thierry Baranger, président du tribunal pour enfants de Bobigny, traite depuis un an et demi des dossiers particuliers et sensibles : ceux des filles et fils de djihadistes de retour sur le sol français. Alors que les idées reçues à leur sujet se multiplient, le magistrat a accepté de répondre aux questions de L’Express.
l’express Pourquoi les enfants de retour de la zone irako-syrienne sont-ils suivis à Bobigny ?
Thierry Baranger Actuellement, tous les retours de Français se font à l’aéroport de Roissy, qui dépend du tribunal de grande instance de Bobigny. Ces personnes n’ont en général plus d’adresse en France. Les seules dont elles disposent sont celles de la famille élargie, mais nous n’avons pas voulu éclater les dossiers aux quatre coins du territoire. Par ailleurs, les parents incarcérés le sont en région parisienne pour les besoins de l’instruction et le maintien des liens parents-enfants.
Combien de mineurs sont concernés ?
T. B. A Bobigny, une cinquantaine d’enfants sont pris en charge. Au total, 84 sont revenus en France depuis 2014. Mais certains sont devenus majeurs depuis, des dossiers ont été
clôturés. D’autres ont pu rentrer ailleurs qu’à Roissy ou clandestinement, sans être signalés.
Dans quelle situation se trouvent-ils actuellement ?
T. B. Une trentaine d’entre eux ont été confiés à l’aide sociale à l’enfance et placés en famille d’accueil. Certains sont avec leur mère, elle-même sous contrôle judiciaire; d’autres vivent dans leur famille élargie, chez les grands-parents notamment. Deux sont nés en prison et resteront avec leur mère jusqu’à l’âge de 18 mois. Quelques-uns sont orphelins.
Avez-vous déjà eu à prendre en charge des enfants soupçonnés d’avoir manié des armes ?
T. B. De nombreux fantasmes les entourent. Or ceux que nous suivons ne correspondent pas aux descriptions des enfants-soldats. A ce jour, nous n’en avons pas vu. Une fois, nous avons eu un doute sur le fait qu’un préadolescent ait pu être formé au maniement des armes. Mais, en réalité, la plus grande partie de ces mineurs sont très jeunes : 32 ont moins de 6 ans, 15 ont même moins de 2 ans.
Que racontent-ils de ce qu’ils ont vécu ?
T. B. Peu de chose. On ne sait généralement que ce que les mères en disent. Souvent, elles sont dans un certain déni et assurent qu’elles les ont protégés. Mais quand ils arrivent sur le sol français, ils souffrent de problèmes de dénutrition et d’hygiène importants, voire de troubles du comportement évoquant un état de stress post-traumatique.
Concrètement, comment se passe leur retour ?
T. B. La section antiterroriste du parquet de Paris prévient le parquet de Bobigny en amont d’une arrivée. En général, ce sont des femmes et leurs enfants, car les pères sont présumés morts. Il y en a quelques-uns, mais ils sont minoritaires. A l’arrivée sur le tarmac de l’aéroport, les enfants sont séparés de leurs mères, qui sont interpellées et placées en garde à vue. On essaie de demander aux mamans de préparer les petits à la séparation dans l’avion, car, dans ce cas, cela se passe mieux. Ils voient un médecin, puis sont confiés à l’Aide sociale à l’enfance et à une famille d’accueil. Une audience doit être organisée dans les quinze jours au tribunal pour enfants. Le placement est maintenu le temps d’une mesure judiciaire d’investigation éducative. Au bout d’une période provisoire de six à huit mois, une nouvelle audience a lieu pour réévaluer la question d’un placement ou envisager une autre orientation, par exemple chez un membre de la famille élargie. Cela prend du temps, ce que les proches ont parfois du mal à comprendre. Ces enfants ont avant tout besoin de stabilité. Ils ont déjà subi le traumatisme de ce qu’ils ont vécu là-bas, puis le traumatisme de la séparation avec leur mère.
Ceux qui sont nés sur place nécessitent-ils un traitement spécifique ?
T. B. Oui, car cette quinzaine de jeunes enfants n’ont pas d’état civil. Quand ils reviennent, on leur donne donc un état civil provisoire et, par conséquent, un nouveau nom qui leur permet d’exister juridiquement et administrativement. Une procédure de filiation est lancée. Elle est longue car elle nécessite une recherche ADN. C’est une étape nécessaire sans laquelle il existe un risque de remettre un mineur à une femme qui n’est pas sa mère. Ce n’est jamais arrivé, mais c’est une configuration que l’on pourrait envisager dans le cadre de familles multiples où les enfants d’unions différentes ont grandi ensemble.
Le contact avec la famille d’origine est-il toujours établi ?
T. B. Des droits de visite avec le parent incarcéré sont systématiquement accordés. Souvent, d’ailleurs, la relation mère-enfant est bonne. Nous sommes également très vigilants à ne pas séparer les frères et soeurs. C’est très important car c’est le seul lien familial qui leur reste. Dans le cas de grandes fratries qui ne peuvent pas être accueillies au même endroit, nous cherchons deux familles d’accueil proches géographiquement. Si la famille élargie se manifeste, on la reçoit lors d’une audience séparée. On essaie de voir comment elle se positionne, ce qu’elle va restituer aux enfants de leur histoire. Leurs parents ont décidé de partir volontairement en zone de guerre avec des petits enfants, il faut être capable de le leur expliquer.
Comment évoluent ces enfants ?
T. B. Positivement pour la plupart. Ils ont à coeur de suivre leur scolarité. Mais tout l’enjeu consiste à savoir ce qu’ils vont devenir en grandissant. L’adolescence est une période de recherche d’identité. La question de la loyauté va se poser. Vont-ils prendre fait et cause pour leurs parents ? Il est encore trop tôt pour le dire.