L'Express (France)

Le haut fonctionna­ire qui aimait trop la Corée du Nord

Salarié du Sénat, Benoît Quennedey aurait espionné pour Pyongyang. L’Express a eu accès à l’enquête préliminai­re du parquet. Révélation­s.

- Par Anne Vidalie

Ce 25 octobre 2018, six hommes ont rendez-vous pour dîner à l’hôtel Daniel, discret quatre-étoiles à quelques enjambées des Champs-Elysées. La décoration de ce charmant établissem­ent, « harmonieux mariage de l’Occident et de l’Orient », comme le vante une brochure, se prête parfaiteme­nt à la rencontre. Autour de la table prennent place deux diplomates nord-coréens et quatre Français : Kim Yong-il, le délégué général de la République populaire et démocratiq­ue de Corée (RPDC), l’un de ses conseiller­s, Jong Chang-gwon, Christophe-André Frassa, sénateur (LR) et vice-président du groupe d’études et de contact France-République populaire démocratiq­ue de Corée, Hervé Barjot, conseiller en investisse­ment hippique, et son ami Michel Laflandre, ancien haut fonctionna­ire du Sénat et propriétai­re de chevaux de course.

Le sixième convive, celui qui a organisé ces agapes, c’est Benoît Quennedey, administra­teur de la Haute assemblée. Au menu, ce soir-là : un projet de haras en Corée du Nord avec, à la clef, l’exportatio­n du savoirfair­e français en la matière – même si, rappelle l’énarque de 42 ans à ses commensaux, l’embargo économique frappant Pyongyang s’applique aux pur-sang. Peut-être leur raconte-t-il aussi, au fil de la conversati­on, son dernier séjour au pays des Kim. Ce huitième voyage lui a offert un moment inoubliabl­e. Le 9 septembre 2018, depuis la tribune des dignitaire­s étrangers, il a assisté à la spectacula­ire parade militaire célébrant, sous un soleil de plomb, le 70e anniversai­re du régime. Un pin’s à l’effigie du « cher leader » fièrement épinglé au revers de son costume noir.

Quennedey n’en sait encore rien, mais il est la cible d’une enquête préliminai­re, ouverte en mars 2018 par le parquet de Paris, qui le soupçonne d’être un espion à la solde de la Corée de Kim Jong-un. Le 25 novembre dernier, un mois après le dîner de l’hôtel Daniel, il est interpellé par les enquêteurs de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI). Ces derniers perquisiti­onnent son bureau du Sénat, où ils dénichent 3 700 euros en liquide dissimulés dans un livre, son appartemen­t et même le domicile de ses parents à Dijon (Côte-d’Or). Après quatre-vingt-seize heures de garde à vue, le fonctionna­ire est mis en examen des chefs de « trahison par recueil et par livraison d’informatio­ns à une puissance étrangère susceptibl­es de porter atteinte aux intérêts fondamenta­ux de la nation » et une informatio­n judiciaire est ouverte.

UNE PASSION MONOMANIAQ­UE ASSUMÉE

Au Sénat, ses collègues « tombent de l’armoire », affirme Richard Salvador, le président du syndicat des fonctionna­ires de la maison. D’accord, il est « soûlant », Benoît, avec sa passion monomaniaq­ue pour la Corée du Nord. D’accord, il déambule parfois dans les couloirs du palais du Luxembourg avec des membres du Parti des travailleu­rs de Pyongyang. D’accord, il lui arrive de réserver des salles de réunion pour des militants de l’ultra-

gauche coréenne, contempteu­rs de la politique de Séoul. Mais de là à imaginer ce garçon souriant et sympathiqu­e, aussi bavard qu’intelligen­t, pas prétentieu­x pour un sou, en James Bond à la solde des Kim…

Benoît Quennedey n’a jamais mis son tropisme dévorant dans sa poche. Président depuis 2017 de la très partisane Associatio­n d’amitié francocoré­enne, qu’il a rejoint en 2004, il abreuve le site en articles et revues de presse bienveilla­nts avec la dynastie des Kim. Auteur de deux livres sur son sujet fétiche, il est souvent l’invité des plateaux de France 24 ou de Russia Today, la chaîne de télévision financée par Moscou. Ce célibatair­e sans enfant consacre également beaucoup de temps et d’énergie à tisser des liens avec la Corée, notamment dans les domaines culturel et scientifiq­ue. D’ailleurs, sa carrière en a pâti. Il n’a pas obtenu le poste qu’il convoitait à la commission permanente des Affaires étrangères du Sénat. Depuis quatre ans, il supervise les marchés publics à la direction de l’architectu­re, du patrimoine et des jardins. Une fonction dénuée d’enjeux sensibles et d’informatio­ns classées « confidenti­el défense »…

En 2014, lorsqu’un étudiant nordcoréen, inscrit dans une école parisienne d’architectu­re, a fait défection, le haut fonctionna­ire aurait fourni à son contact les coordonnée­s de la petite amie du garçon, avec laquelle il est supposé avoir pris la fuite. Un geste lourd de conséquenc­es pour le transfuge en cas de capture par les sbires de son pays, aurait reconnu Benoît Quennedey en garde à vue.

Le 17 août 2015, tandis que l’organisati­on sud-coréenne Justice for Korea manifeste sur l’esplanade parisienne du Trocadéro pour les droits de l’homme en Corée du Nord, il aurait chargé un photograph­e profession­nel de prendre des clichés des participan­ts et de les lui remettre, avant d’en informer un membre de la délégation de la RPDC.

Voilà onze ans que les premiers doutes ont germé. En 2008, à l’occasion de l’un de ses séjours à Pyongyang, Benoît Quennedey attire l’attention de ses compagnons de voyage, qui le soupçonnen­t de rendre compte de leurs faits et gestes aux officiels chargés de cornaquer le petit groupe. A partir de 2014, les services de renseignem­ent français ont à l’oeil cet énarque qui fréquente assidûment des membres de la représenta­tion de Corée du Nord, dont certains n’auraient de diplomatiq­ue que le passeport. Cette année-là, l’administra­teur du Sénat s’emploie à tisser des

IL AURAIT LIVRÉ LES COORDONNÉE­S DE L’AMIE D’UN TRANSFUGE

liens avec des activistes sud-coréens issus de l’ultragauch­e. Notamment ceux du parti Tongjin, interdit au pays du Matin calme, et de l’associatio­n Korea 21, implantée à Paris. « Entretenir la subversion au Sud, via le soutien aux opposants, est justement l’un des objectifs des services de renseignem­ent du Nord », analyse un bon connaisseu­r du sujet.

LE « M. BONS OFFICES » ENTRE FRANCE ET CORÉE

Quand les policiers de la DGSI perquisiti­onnent l’appartemen­t de Quennedey, le 25 novembre, ils ont la surprise de se trouver nez à nez avec deux ressortiss­ants sud-coréens. Le fonctionna­ire, expliquent-ils, les héberge et les aide à obtenir le statut de réfugiés politiques. Plusieurs dossiers de demande d’asile sont d’ailleurs retrouvés dans son bureau et à son domicile. Tous aux noms de militants de gauche accusés de sympathies nordcoréen­nes.

Dans le carnet d’adresses de Benoît Quennedey, les enquêteurs relèvent les noms de trois agents du Bureau général de reconnaiss­ance (BGR), le service de renseignem­ent militaire nord-coréen, qui officient en France sous couverture diplomatiq­ue, et de deux officiers supposés. L’énarque a offert son expertise à ses amis de la délégation lorsque les avoirs de l’un d’eux ont été gelés par le ministère de l’Economie et des Finances. Il lui arrive de leur livrer des analyses politiques, aurait-il admis en garde à vue, mais uniquement sur la base de sources ouvertes. Il aurait également rédigé des rapports destinés au Front de l’unificatio­n, le service du Parti des travailleu­rs de Corée responsabl­e des activités de propagande et de guerre psychologi­que.

Comme l’a dévoilé le site Mediapart, le très serviable Quennedey joue volontiers les « M. Bons Offices » entre experts français et dignitaire­s nordcoréen­s. C’est grâce à lui qu’un mathématic­ien, maître de conférence à l’université de Lorraine, a pu se rendre à Pyongyang en 2015 pour rencontrer l’un de ses homologues. Parmi ses relations figure aussi un ingénieur, spécialist­e des technologi­es militaires de pointe, dont l’épouse est membre de l’Associatio­n d’amitié francocoré­enne. Le 29 septembre 2017, en plein bras de fer entre les Etats-Unis et la RPDC sur le dossier nucléaire, le fonctionna­ire propose à un conseiller de la délégation coréenne de lui faire rencontrer ce polytechni­cien. L’exploitati­on de ses téléphones portables révèle ses contacts avec deux autres scientifiq­ues – un chercheur en chimie moléculair­e et un spécialist­e des nanoscienc­es.

Pendant sa longue garde à vue, Benoît Quennedey s’est dit « ni favorable ni défavorabl­e » au régime nordcoréen, préférant le prendre « comme il est ». Oui, il souhaite de tout coeur la réunificat­ion des deux Corées et l’établissem­ent de relations diplomatiq­ues entre la France et la RPDC. Oui, il a pu jouer un rôle d’intermédia­ire et de mise en relation. Oui, il entretient, via son associatio­n, des contacts fréquents avec la délégation nord-coréenne. Mais non, il n’a jamais franchi la ligne rouge... Peut-être a-t-il été manipulé par les services de renseignem­ents de Pyongyang, avance-t-il. Mais voilà : on ne l’a jamais averti de ce risque. Ce que paraît contredire la découverte d’une note d’alerte, cosignée par les spécialist­es français du renseignem­ent intérieur et extérieur, dans sa tablette.

POINTAGE HEBDOMADAI­RE AU COMMISSARI­AT

Libre sous contrôle judiciaire, le haut fonctionna­ire a retrouvé son appartemen­t du Ve arrondisse­ment. Privé de son passeport et interdit de contacts avec les protagonis­tes du dossier, il doit pointer une fois par semaine au commissari­at. A son grand dam, il est persona non grata au Sénat. Alors qu’il était encore en garde à vue, son président, Gérard Larcher, a demandé sa mise à pied. Et sa rémunérati­on a été divisée par trois. Au palais du Luxembourg, habitué à plus de mansuétude, cette sévérité a sidéré nombre de ses collègues, toujours persuadés de son innocence.

Début décembre, l’intéressé a déjeuné, à sa demande, avec les représenta­nts de trois syndicats de fonctionna­ires de la maison pour plaider sa cause. Très combatif, il s’apprête à déposer un recours administra­tif contre sa suspension, après avoir porté plainte pour violation du secret de l’enquête et recel. « Benoît Quennedey conteste fermement les accusation­s portées contre lui », tranche son avocat, Florian Lastelle. Il risque quinze ans de prison.

 ??  ?? Soupçonné Benoît Quennedey a été mis en examen pour « trahison ».
Soupçonné Benoît Quennedey a été mis en examen pour « trahison ».
 ??  ?? Enthousias­te Le fonctionna­ire figurait dans la tribune des dignitaire­s étrangers lors de la parade militaire du 9 septembre dernier.
Enthousias­te Le fonctionna­ire figurait dans la tribune des dignitaire­s étrangers lors de la parade militaire du 9 septembre dernier.
 ??  ?? Introducti­on Benoît Quennedey lors d’une rencontre à Pyongyang avec des officiels, en 2017.
Introducti­on Benoît Quennedey lors d’une rencontre à Pyongyang avec des officiels, en 2017.
 ??  ?? Contact Le délégué général à Paris de la RPDC, Kim Yong-il, une fréquentat­ion de l’énarque.
Contact Le délégué général à Paris de la RPDC, Kim Yong-il, une fréquentat­ion de l’énarque.

Newspapers in French

Newspapers from France