RETOUR AU BERCAIL POUR L’ART AFRICAIN ?
Prônée par Emmanuel Macron, la restitution des oeuvres accaparées à l’époque coloniale suscite d’âpres controverses. Décryptage.
Clou de l’exposition inaugurale du tout nouveau musée des Civilisations noires (MCN) de Dakar, ce sabre couché dans une vitrine de la salle dédiée aux « appropriations africaines des religions abrahamiques » raconte deux histoires. D’abord, celle du fondateur d’un éphémère Empire toucouleur, El Hadj Omar Tall, héros, au mitan du XIXe siècle, de la résistance aux conquérants français.
Ensuite, celle du partenariat mémoriel que tentent à grand-peine de sceller l’Occident, France en tête, et l’espace subsaharien. D’autant que le cimeterre, prêté par le musée de l’Armée des Invalides, figure parmi les objets à haute teneur symbolique appelés à une rétrocession prochaine. Pas sûr pour autant que sa lame soit assez aiguisée pour tailler un chemin dans le maquis touffu et miné des querelles postcoloniales…
Quel tohu-bohu ! Il aura suffi qu’Emmanuel Macron affiche à l’automne 2017 à Ouagadougou (Burkina) sa volonté de « réunir dans les cinq ans les conditions » propices à « des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain », qu’il confie à un duo d’universitaires la rédaction d’un rapport sur le sujet, puis annonce le jour même de la remise de celui-ci, le 23 novembre dernier, le renvoi imminent au Bénin de 26 vestiges raflés entre 1892 et 1894 aux dépens du royaume d’Abomey, et réclamés de longue date par Cotonou, pour que s’affolent les boussoles de la flottille muséale. Depuis, ça défouraille à tout-va. Avocats et procureurs des retours au bercail se bombardent de statistiques et d’anathèmes.
Résumons, quitte à forcer le trait. Pour les plus intransigeants des premiers, tout ou presque doit être restitué, quelles que furent les modalités de l’acquisition – razzia, vol, achat à vil prix, troc, trafic, don ou legs. Pour les plus farouches des seconds, conservateurs, galeristes et marchands d’art, le dessein macronien augure une saignée fatale aux grands musées européens, délestés d’oeuvres promises sur leur terre natale à l’abandon et au dépérissement.
Selon son allégeance, on redoute que le fameux rapport s’enlise dans un bourbier politico-juridique ou l’on en rêve à voix haute. Entre les deux « tribus », un océan d’incompréhension et de suspicion, où affleurent mots piégés, stéréotypes essentialistes et nondits hérités d’un passé encore incandescent. Une histoire de totems et de tabous, dont se délecterait un Sigmund Freud réincarné.
La tonalité de l’épais rapport bouclé en huit mois par l’historienne de l’art Bénédicte Savoy, connue pour ses travaux sur les pillages napoléoniens, et l’économiste et essayiste sénégalais Felwine Sarr (voir page 59) aura, autant que la radicalité de ses recommandations, durci les termes d’une controverse latente. S’ils livrent un inventaire partiel des biens éligibles et ébauchent un échéancier, les auteurs, adossés à un postulat imparable – l’extrême brutalité de l’entreprise coloniale -, trempent leur plume dans l’encre de l’émotion, de la justice, de la mémoire et de la morale.
Le duo prône ainsi une « nouvelle éthique relationnelle » et invoque la nécessité d’un « travail de réarmement spirituel », notamment au profit de jeunesses africaines en mal de repères. L’objet, dès lors, devient le « médiateur » d’un lien « réinventé ». Bizarrement, adeptes et ennemis de la restitution recourent à la même image : à les entendre, le document Savoy-Sarr « ouvre une boîte de Pandore ». Le consensus s’arrête là. Pour les uns, ladite boîte libère des promesses d’équité et de coopération ; pour les autres, elle laisse s’échapper une volée d’oiseaux de malheur.
Revue de détail. Premier grief, le pedigree même des rapporteurs, ni africanistes, ni vétérans du monde de l’art; donc supposés incompétents, voire illégitimes. Deuxième reproche, leur méthodologie. Au mépris du mandat confié par l’Elysée, ils auraient, au gré des échanges préparatoires, privilégié les interlocuteurs ouverts à leur approche. « Tout juste ont-ils consulté à la va-vite deux marchands d’art, tout en zappant les collectionneurs privés, peste un conservateur. A la clef, un boulot bâclé et manichéen. »
Autant de biais qui trahiraient un parti pris idéologique empreint de repentance et d’expiation. « Le lexique lui-même n’est pas neutre, relève un antiquaire épris d’Afrique. On ne restitue que ce que l’on s’est approprié indûment. Il y a présomption de culpabilité. Inacceptable. » En filigrane apparaît un procès en anachronisme. Aux dires de leurs contempteurs, Bénédicte Savoy et Felwine Sarr jugent à l’aune des valeurs d’aujourd’hui des actes vieux parfois de plus d’un siècle. Ainsi, le butin de guerre n’est frappé du sceau d’infamie de l’illégalité que depuis 1899, date de l’adoption de la convention de La Haye par 24 pays.
Autre argument récurrent : les transferts vers l’Europe ont in fine sauvé un patrimoine condamné à l’oubli ou à la destruction. « En terre afriQuai caine, relève un connaisseur, l’objet usuel, rituel ou cultuel n’a pas vocation à être conservé. Dès lors qu’il perd son utilité, son pouvoir magique ou sa sacralité, plus rien n’impose de le préserver. Sans compter que l’irruption du missionnaire blanc, du potentat marxisant puis du caïd djihadiste a dévalué les fétiches ancestraux. »
Sur le même registre, les « restituphobes » brandissent volontiers un autre casse-tête. « Rendre, soit, mais à qui? lance l’un d’eux. Au gouvernement? au clan? à la famille? à la communauté ? Quid des objets provenant d’un empire disparu ? Les frontières ont bougé. En quoi un Etat surgi à l’heure des indépendances serait-il fondé à revendiquer telle collection? Quid, aussi, des fruits de rapines interafricaines ? Si tout ce qui vient du Mali, du Gabon, de Guinée ou des Congo y retourne, on s’expose au risque d’un cloisonnement régressif. »
L’ÉCUEIL JURIDIQUE
Selon une estimation aussi répandue que contestée, 90 % des pièces majeures façonnées sur le continent – de la statuette au trône ouvragé, via le soufflet de forge – seraient disséminées hors du berceau de l’humanité. D’autres chiffres prêtent moins à polémique. Le réseau muséal français abrite 90 000 oeuvres venues d’Afrique, dont 70000 pour le seul Branly, ouvert en 2006 et dédié à Jacques Chirac. « Gare au simplisme, nuance l’ancien marchand Reginald Groux, bâtisseur à Djilor-Djidiack, village natal de l’ancien président sénégalais et chantre de la négritude, Léopold Sédar Senghor, d’un coquet musée d’Art et d’Histoire des cultures d’Afrique de l’Ouest (Mahicao). Une oeuvre sortie, ce peut être aussi un arpent de route goudronnée, une classe primaire ou un dispensaire en plus. »
Comme d’autres, ce Ch’ti expatrié, initié jadis par un négociant américain charismatique et dénué de scrupules, souligne la diversité des parcours empruntés par les oeuvres exposées en Europe. Peut-on réserver le même traitement au collier que déroba un soudard et au masque offert par un chef coutumier à ce médecin au teint pâle qui a soigné les siens ? Au bracelet extorqué sous la menace et à la parure monnayée par un courtier malien ou au sceptre glané à la faveur d’une mission exploratoire ?
L’écueil juridique mérite lui aussi le détour. En vertu de la loi hexagonale, le patrimoine détenu dans nos musées est « inaliénable » et « insaisissable ». Dogme invoqué en mars 2016 par JeanMarc Ayrault, alors ministre des Affaires étrangères, pour retoquer sèchement une requête du Bénin, avide de récupérer des bronzes et des « regalia » – ensemble d’ornements royaux – dis-
parus lors de la reddition de Béhanzin, onzième souverain du Dahomey. Voilà pourquoi les duettistes Savoy et Sarr suggèrent d’amender le code du patrimoine et de le lester d’un article régissant, sous forme d’accords bilatéraux et après examen par une commission mixte, les exceptions à la règle.
Suite de la visite guidée. La coalition des « anti » tient rigueur au tandem de considérer la spoliation comme la norme. Seul, aux yeux du duo Savoy-Sarr , un « consentement explicite » et démontrable peut exclure un objet donné du champ de la rétrocession. Cas de figure rarissime, au regard des circonstances de l’appropriation, guère favorables, on s’en doute, à la délivrance d’un reçu ou d’un accord écrit.
Dans la galerie des blâmes figure en bonne place une autre thèse : l’Afrique, pour l’essentiel étrangère au concept même de musée, manquerait d’infrastructures aptes à accueillir, à préserver et à mettre en valeur les collections rapatriées. Raccourci étayé, hélas, par la navrante décrépitude du musée béninois d’Abomey. « Dans les années 1970 et 1980, au temps du maréchal Mobutu, note en écho le Belge Julien Volper, conservateur du Musée royal de l’Afrique centrale, à Tervuren (Belgique), fraîchement modernisé, nous avions transféré 114 pièces à Kinshasa. Deux décennies plus tard, il en restait une vingtaine. Les autres ? Volées ou vendues en catimini. »
DES EXPOS THÉMATIQUES
Financé – à hauteur d’environ 35 millions d’euros –, construit et équipé par la Chine, le MCN de Dakar, inauguré le 6 décembre dernier, tend à invalider cette théorie. Spacieux, doté d’outils technologiques dernier cri, ce bâtiment rond et massif, à l’architecture vaguement inspirée de l’habitat casamançais, offre sur quatre niveaux 14 000 mètres carrés d’espaces d’exposition, voués à exalter « l’incroyable diversité créative des civilisations noires », africaines ou pas. « Tout sauf un musée de la nostalgie, assène son directeur général, Hamady Bocoum. Ni un musée chromatique, le musée du Noir, ni un Quai Branly dakarois. Aucun modèle, et pas de collection permanente, mais des expos thématiques, fréquemment renouvelées, et
RENDRE, SOIT, MAIS À QUI ? À L’ÉTAT ? AU CLAN ? À LA FAMILLE ?
à la hauteur de nos moyens. » Ce tableau intitulé Non à la charia à Tombouctou, oeuvre d’un plasticien malien ? Arrivé plié dans une malle. Ces totems burkinabés contemporains ? Acheminés par camion.
« PATERNALISME ANCRÉ »
Autant dire que la « circulation » Nord-Sud des oeuvres, formule préconisée par l’Elysée, laisse sceptique le maître de céans. « Trop cher, objecte Bocoum, surtout pour emprunter ce qui vous appartient. Le transport aérien et les assurances requièrent des sommes astronomiques. » Pour autant, l’ancien directeur du patrimoine du pays de la Teranga juge « historique et courageuse » l’initiative de Paris. « Avec ce fait du prince, parie-t-il, Macron contraint ses pairs européens à bouger. » Ce qui, chez « l’opposant » Julien Volper donne ceci : « Votre président se prend à la fois pour la chancelière allemande, la reine d’Angleterre et le Premier ministre belge. Et oublie qu’il n’est pas le roi de France, disposant à sa guise des biens nationaux. »
Archéologue de formation, Hamady Bocoum s’assigne pour objectif d’attirer en fin d’année, écoliers compris, un petit millier de visiteurs par jour. « Vrai enjeu dans un pays majoritairement musulman, constate le métis franco-sénégalais Sylvain Sankalé, juriste, collectionneur aguerri et enseignant. Chez mes élèves, animateurs culturels et profs de collège ou de lycée, dont la plupart n’ont jamais mis les pieds dans un musée, l’interdit religieux envers les idoles et la représentation humaine pèse. Je les sens craintifs, mal à l’aise. »
Le MCN serait-il l’unique établissement d’Afrique jugé « aux normes » ? Certes pas. A Abidjan, le musée des Civilisations de Côte d’Ivoire, fermé deux années durant pour rénovation, a rouvert ses portes en juillet 2017. Celui de Kinshasa, rebâti par les Sud-Coréens, devrait l’imiter en juin prochain. L’ancien palais du gouverneur de Lomé hébergera sous peu son cousin togolais. Bamako (Mali), le Kenya et l’Afrique du Sud peuvent se prévaloir d’un indéniable savoir-faire muséal ; tout comme une poignée de chefferies camerounaises. Quant au Bénin, il promet de doter en la matière trois de ses cités historiques en 2019.
UN COMPROMIS POSSIBLE
Pour mesurer l’âpreté des antagonismes, rien de tel qu’un passage par le bureau du recteur de l’université Cheikh-Anta-Diop (Ucad) de Dakar. Ibrahima Thioub, lui, juge le rapport Savoy-Sarr « équilibré et raisonnable ». Trop ? Presque. « Le tollé qu’il suscite chez vous, tranche le patron du comité scientifique du MCN, dit assez combien la France a encore besoin d’être décolonisée, de s’affranchir d’un paternalisme ancré dans le XIXe siècle, de schémas mentaux scandaleux qui, au nom d’une prétendue supériorité civilisationnelle, tendent à justifier la barbarie prédatrice. En clair, la thérapie n’est pas terminée. »
Fermez le ban ? Pas encore. « Nos objets, spoliés dans leur immense majorité, c’est bien l’Europe qui les muséalise, donc les met à mort, insiste le professeur Thioub. Les Africains peuvent fort bien décider de les rassembler tous pour les brûler, sans avoir de compte à
rendre à quiconque. Il n’est pas d’autre issue que la restitution définitive et inconditionnelle. » Dire qu’en portugais autodafé signifie « acte de foi »…
A cet instant, l’imprécateur de l’Ucad dégaine son portable et exhibe un SMS envoyé une heure plus tôt par la Smithsonian Institution américaine, le plus vaste complexe muséal de la planète. « Le message porte sur l’envoi d’un collier pectoral en or massif que j’organise, s’amuse le recteur. Comme vous le voyez, nous savons très bien faire circuler les oeuvres et les rendre accessibles. A l’inverse, entre visa et voyage, le jeune Africain désireux de contempler au Quai Branly une statue née sur sa terre doit engager un parcours du combattant aléatoire et coûteux. »
Au-delà des hyperboles, un compromis demeure sans doute possible. A condition – pardon pour le truisme – que l’esprit de coopération et d’échange prévale sur les rancoeurs recuites. Parmi les scénarios imaginés pour diverses pièces à la « traçabilité » incontestée : un transfert de propriété au profit du pays d’origine, assorti, dans l’attente de l’aménagement de leur futur écrin, d’un prêt à long terme au musée détenteur. En cas d’échec, restera à parcourir les galeries du musée vivant du ressentiment. Lequel a ceci de particulier qu’il se visite à reculons.