“Le poids de l’impensé colonial”
Coauteur d’un rapport* commandé par Emmanuel Macron, l’universitaire sénégalais Felwine Sarr répond aux griefs des « anti-restitution ».
l’express Que nous enseigne l’ardente polémique déclenchée par votre rapport ?
Felwine Sarr Elle nous dit combien l’enjeu de la restitution dévoile l’impensé de la relation au continent africain, de la manière dont la France pense ses liens avec les autres. Voici une situation d’une absolue évidence : 90 % du patrimoine africain se trouve dans l’Hexagone. Admettons simplement qu’il existe un profond déséquilibre auquel il faut remédier, déséquilibre enchâssé dans un mode de relation né dans le temps colonial, et qui n’a plus cours. Qu’un tel constat soulève tant d’affect et de passion montre à quel point le travail sur l’Histoire reste à faire.
Quelles sont à vos yeux les réactions les plus révélatrices ?
F. S. Aucune attaque ne porte sur le fond, sur le travail scientifique, ou ne conteste nos statistiques, notre historiographie, notre tentative de quantifier l’impact des butins de guerre, des missions scientifiques, des dons et des legs. En revanche, on nous objecte qu’il n’y aurait pas de musées en Afrique ni de compétences, que le patrimoine y serait en péril, que les Africains seraient eux-mêmes des dangers pour leurs propres créations, que le colonisateur aurait sauvé cellesci. Bref, une remise en question du geste de spoliation, assorti de propos condescendants et paternalistes. Mieux, Bénédicte Savoy et moi-même avons été dépeints en frustrés de la colonialité, travaillés par une douleur que nous voudrions totémiser, hostiles aux musées et figés dans une posture revancharde.
On vous reproche de prôner une restitution totale et définitive…
F. S. Il suffit pourtant de nous lire… Il y a grosso modo en France 90 000 oeuvres et objets, dont 46000 seraient entrés entre 1885 et 1960, durant la période coloniale. S’agissant de ceux pour lesquels le non-consentement est avéré, telles les prises de guerre, c’est clair, on restitue. En revanche, pas de restitution pour les objets vendus. Le rapport traite aussi des restitutions temporaires et mène une réflexion sur la circulation des objets. Laquelle existe déjà. Tous les conservateurs africains rencontrés veulent non pas détenir, mais faire voyager dans un espace local, régional et mondial. Ils souhaitent même une présence significative des objets d’Afrique en Europe et ailleurs.
Le consentement explicite ne peut être invoqué qu’à la marge…
F. S. Soit. Mais quand on lit L’Afrique fantôme, de Michel Leiris, et tous les textes relatifs à la mission Dakar-Djibouti [1931-1933], force est de constater que les pièces ont été arrachées par la violence, la ruse, l’intimidation. Les achats ? Lorsqu’on paie 7 francs, soit à l’époque le prix d’une douzaine d’oeufs, un masque revendu ensuite à Paris infiniment plus cher, difficile d’y voir une transaction au juste prix.