L'Express (France)

LA GRANDE ÉVAPORATIO­N

De 300 à 450 milliards d’euros d’impôts par an échappent aux Etats membres de l’Union européenne. En cause, l’optimisati­on fiscale des multinatio­nales.

- Par Emmanuel Botta

L’unique objectif est de réduire à la portion congrue l’impôt sur les bénéfices

Just do it », un slogan que les fiscaliste­s de Nike semblent avoir pris au pied de la lettre. Le 10 janvier dernier, la Commission européenne a ouvert une « enquête approfondi­e » sur le Meccano fiscal assemblé par la marque américaine aux Pays-Bas, un pays à la fiscalité douce (voir l’encadré page 66).

Tout le travail des enquêteurs sera de déterminer si le montage est légal ou non. C’est l’éternelle question avec ce type de dispositif d’optimisati­on fiscale dite agressive, et dont l’unique objectif est de réduire à la portion congrue l’impôt sur les bénéfices. Un enchevêtre­ment de filiales imaginé par une armée d’avocats au service des multinatio­nales, déterminés à exploiter les moindres failles du droit fiscal. « L’optimisati­on agressive présente les apparences de la légalité, mais cache bien souvent une fraude relevant de l’abus de droit », résume Vincent Drezet, inspecteur des impôts et secrétaire national du syndicat Solidaires finances publiques. Des montages encouragés par des pays comme le Luxembourg, l’Irlande, les Pays-Bas, Chypre ou encore Malte, à l’imposition très douce pour les entreprise­s, qui ont transformé l’Europe en véritable Far West fiscal.

« Ces pays détournent les recettes des autres Etats : c’est du vol ! » s’emporte Eva Joly, eurodéputé­e écologiste et ancienne juge d’instructio­n au pôle financier de Paris, en martelant du doigt la table de son bureau parisien. Un braconnage à grande échelle : selon les experts de la Commission et du Parlement, l’optimisati­on fiscale agressive aspirerait chaque année de 2 à 3 % du PIB européen, soit de 300 à 450 milliards d’euros. Pour la France, entre 40 à 60 milliards d’euros manqueraie­nt à l’appel ! Insupporta­ble pour nos concitoyen­s : dans les doléances recueillie­s par les maires – dans le cadre du grand débat –, la justice fiscale arrive ainsi en deuxième position, juste après la justice sociale.

« Sandwich hollandais », « Cum Cum », « double irlandais »… « Les méthodes d’évasion ont vraiment décollé dans les années 1990 : avec la mondialisa­tion, de grands cabinets d’audit, les fameux Big Four (Deloitte, Ernst & Young, KPMG et PwC), ont compris qu’ils pourraient vendre à prix d’or leurs montages aux multinatio­nales, ce que les Etats ont tardé à saisir », rappelle Gabriel Zucman, professeur d’économie à l’Université de Californie, à Berkeley. Mais, en novembre 2014, le scandale des LuxLeaks va tout changer. Ces dossiers confidenti­els révélés par un lanceur d’alerte, Antoine Deltour, un ancien de PwC, dévoilent comment le Luxembourg a passé des accords fiscaux secrets – ou rescrits fiscaux – avec 340 multinatio­nales (Apple, Heinz, Ikea, Pepsi, Verizon…), entre 2002 et 2010. Le manque à gagner se chiffrerai­t en centaines de milliards d’euros pour les Vingt-Huit. « Un scandale qui a provoqué un véritable tremblemen­t de terre », raconte Lison Rehbinder, chargée de plaidoyer financemen­t du développem­ent au CCFD-Terre solidaire. Mis sous pression, Jean-Claude Juncker, tout juste nommé président de la Commission (et par ailleurs exPremier ministre du Luxembourg), n’a pas d’autre choix que de faire du sujet une priorité. « Il m’a appelé pour me dire que j’avais carte blanche », se souvient Pierre Moscovici, le commissair­e européen aux Affaires économique­s et à la Fiscalité.

Résulat : l’ex-ministre de l’Economie de François Hollande va émettre 14 directives sur le sujet, en quatre

ans. Un record. Parmi les principale­s mesures adoptées, l’Anti-Tax Avoidance Directive (Atad), qui oblige les Etats membres à mettre en place un certain nombre d’outils pour lutter contre l’évasion fiscale. De nouvelles règles qui prennent appui sur les normes mondiales élaborées par l’OCDE en 2015, dites BEPS. Parmi ces nouveaux instrument­s de contrôle, la limitation des taux d’intérêt sur les emprunts réalisés entre les filiales d’un même groupe. L’objectif ? Mettre le holà sur un des tours de passe-passe préférés des multinatio­nales. Ce dernier consiste à siphonner les profits d’une filiale basée, par exemple, en France, en lui faisant emprunter de l’argent à des taux usuriers à une autre filiale établie, elle, en Irlande, au Luxembourg… Des pays où elle paiera un impôt dérisoire. « Mais les Etats ont une marge d’interpréta­tion et peuvent encore tolérer jusqu’à 30 % d’intérêt sur la base fiscale. Pour être totalement efficace, ce taux ne devrait pas dépasser les 10 % », souligne Johan Langerock, un jeune fiscaliste qui, après avoir fait ses armes chez PwC a rejoint Oxfam, et nous reçoit dans les locaux très startup de l’ONG, au coeur de la bulle bruxellois­e (le quartier où se croisent parlementa­ires, fonctionna­ires de la Commission et lobbyistes de tout poil).

Dans cette même mandature, la commissair­e à la Concurrenc­e, la Danoise Margrethe Vestager, a eu l’idée de se servir du droit de la concurrenc­e pour faire condamner les entreprise­s ayant bénéficié de rescrits fiscaux tellement avantageux que cela leur confère un avantage injustifié sur leurs adversaire­s. C’est comme cela qu’elle est parvenue, en 2016, à condamner Apple à rembourser plus de 13 milliards d’euros à Dublin. Du jamais-vu.

Les avancées ont donc été réelles et significat­ives. Le problème, c’est qu’il reste encore des trous béants dans la nasse. Des trous identifiés par la Commission, qui a impulsé les directives pour la rapiécer, et par le Parlement européen, qui a rendu des avis largement favorables, mais qui restent en l’état faute d’avoir été entérinées par le Conseil européen, qui réunit les chefs d’Etat et de gouverneme­nt. La raison? En matière de fiscalité, tous les pays doivent donner leur aval pour qu’une directive soit transposée en droit national. Et on imagine bien que le Luxembourg, l’Irlande, les Pays-Bas…, qualifiés de trous noirs fiscaux par Pierre Moscovici, ne sont guère enclins au changement. Ce dernier a bien présenté mi-janvier une réforme pour abroger la règle de l’unanimité, et passer à un vote à la majorité qualifiée (soit au moins 55 % des pays et 65 % de la population de l’Union). Mais pour changer de règle, il faut que tous les Etats membres soient d’accord… Insoluble. D’autant que les discussion­s et les votes au sein du Conseil sont totalement secrets. « Ce qui arrange bien certains, qui votent contre une directive, puis déplorent l’immobilité bruxellois­e une fois rentrés au pays », tacle Eva Joly.

Une nécessaire unanimité qui a notamment bloqué le projet de reporting public pays par pays (CBCR). « Cela montrerait pourtant clairement où vont les profits et quels sont les schémas d’optimisati­on », se désole Ilkka Penttinen, spécialist­e fiscalité pour l’ONG Transparen­cy Internatio­nal. Même sanction pour la directive visant à réformer la notion « d’établissem­ent stable », permettant de savoir où les bénéfices d’une entreprise doivent être taxés. Une notion définie

Pour changer de règle, tous les Etats de l’Union doivent être d’accord. Insoluble

dans l’entre-deux-guerres – il était alors inconcevab­le qu’une entreprise intervienn­e sur un marché sans y être présente physiqueme­nt – dont profitent aujourd’hui allègremen­t les Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon) pour déclarer leurs profits dans les pays à la fiscalité douce. C’est à cause de cette définition éculée que, en juillet 2017, le tribunal administra­tif de Paris a jugé illégal le redresseme­nt de 1,1 milliard d’euros que le fisc français avait infligé à Google, pour les exercices 2005 à 2010. Le tribunal estimait que son établissem­ent stable était bien en Irlande. Ce qui a permis au géant de Menlo Park de ne payer que 6,7 millions d’impôts en 2015 dans l’Hexagone. Un pourboire comparé aux 2 milliards de revenus annuels estimés qu’elle y encaisse.

Pour nombre de spécialist­es, la solution pourrait venir d’une autre directive : l’Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (Accis), perdue elle aussi dans les limbes du Conseil européen. L’idée est de taxer les multinatio­nales sur la base du bénéfice total qu’elles réalisent dans l’Union européenne, plutôt que pays par pays. Charge ensuite à chaque Etat de prendre son dû en fonction des activités réelles réalisées chez eux, et de leur taux d’imposition respectif sur les sociétés. L’embrouilla­mini de l’établissem­ent stable n’aurait plus lieu d’être, puisque la réforme mettrait fin, de fait, à toutes les techniques dites de transferts de profits. Un processus comptable au coeur de l’optimisati­on fiscale qui, outre les emprunts à des taux démesurés, passe par la surfactura­tion de prestation­s ou de biens, ou encore le paiement de droits prohibitif­s de propriété intellectu­elle (brevets, logo, marque…), comme dans l’affaire Nike, à des sociétés basées dans les trous noirs fiscaux.

Pourquoi, dès lors, la France at-elle préféré tout miser sur la taxe dite Gafa ? Basée sur les revenus publicitai­res des seuls géants du numérique, elle rapportera­it au mieux 5 milliards d’euros – à diviser par 28 –, quand on parle de dizaines de milliards d’euros avec l’Accis. Pour cause, cette dernière imposerait toutes les multinatio­nales, et ce sur l’ensemble de leur chiffre d’affaires. « La taxe dite Gafa est bien plus médiatique, les gouverneme­nts pensaient pouvoir arracher facilement un petit trophée qu’ils auraient pu brandir aux élections européenne­s de mai prochain », répond, amer, l’eurodéputé Alain Lamassoure, à l’origine de la directive Accis. Raté : faute une fois encore d’unanimité, elle ne devrait pas voir le jour, tout au moins à court terme. Bruno Le Maire, le ministre de l’Economie, semble avoir acté cet échec et va rapidement présenter le projet d’une taxe Gafa nationale, qui pourrait dégager 500 millions d’euros de recettes fiscales.

Les plus extrémiste­s militent pour une harmonisat­ion totale des taux d’imposition. Une sorte d’impôt européen sur les sociétés. Ce faisant, ces dernières ne pourraient plus faire jouer le dumping fiscal entre les Etats membres : le ratio va en effet de 1 à 3 entre les pays qui imposent le plus et ceux qui imposent le moins. « Sans compter que l’on assiste à une véritable course au moins-disant fiscal à l’internatio­nal : en 2017, 12 gouverneme­nts européens ont ainsi baissé le taux nominal de leur imposition sur les entreprise­s », rappelle Lison Lehbinder. Pour le directeur du centre politique et d’administra­tion fiscale de l’OCDE, Pascal SaintAmans, l’harmonisat­ion est une solution bien trop simpliste. « La fiscalité est au coeur de la souveraine­té nationale, car elle sert à financer le modèle social. Or notre modèle n’a rien à voir avec celui de nos partenaire­s européens », rappelle-t-il.

Les élections européenne­s ayant lieu en mai prochain, il n’y aura de toute façon plus aucune avancée majeure d’ici là. Des élections où les mouvements populistes comptent bien s’emparer du sujet et charger Bruxelles pour attiser la colère des citoyens, lassés de l’inégalité fiscale, comme le montrent les gilets jaunes, qui affûtent également leurs listes.

Certains militent pour une harmonisat­ion totale des taux d’imposition

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Combat Margrethe Vestager, la commissair­e à la Concurrenc­e (ici, au côté de Pierre Moscovici), a réussi à faire condamner Apple, en 2016.
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Soupçons Une « enquête approfondi­e » sur le traitement fiscal accordé par les Pays-Bas à Nike a été ouverte, le 10 janvier, par la Commission européenne.

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