LA GRANDE ÉVAPORATION
De 300 à 450 milliards d’euros d’impôts par an échappent aux Etats membres de l’Union européenne. En cause, l’optimisation fiscale des multinationales.
L’unique objectif est de réduire à la portion congrue l’impôt sur les bénéfices
Just do it », un slogan que les fiscalistes de Nike semblent avoir pris au pied de la lettre. Le 10 janvier dernier, la Commission européenne a ouvert une « enquête approfondie » sur le Meccano fiscal assemblé par la marque américaine aux Pays-Bas, un pays à la fiscalité douce (voir l’encadré page 66).
Tout le travail des enquêteurs sera de déterminer si le montage est légal ou non. C’est l’éternelle question avec ce type de dispositif d’optimisation fiscale dite agressive, et dont l’unique objectif est de réduire à la portion congrue l’impôt sur les bénéfices. Un enchevêtrement de filiales imaginé par une armée d’avocats au service des multinationales, déterminés à exploiter les moindres failles du droit fiscal. « L’optimisation agressive présente les apparences de la légalité, mais cache bien souvent une fraude relevant de l’abus de droit », résume Vincent Drezet, inspecteur des impôts et secrétaire national du syndicat Solidaires finances publiques. Des montages encouragés par des pays comme le Luxembourg, l’Irlande, les Pays-Bas, Chypre ou encore Malte, à l’imposition très douce pour les entreprises, qui ont transformé l’Europe en véritable Far West fiscal.
« Ces pays détournent les recettes des autres Etats : c’est du vol ! » s’emporte Eva Joly, eurodéputée écologiste et ancienne juge d’instruction au pôle financier de Paris, en martelant du doigt la table de son bureau parisien. Un braconnage à grande échelle : selon les experts de la Commission et du Parlement, l’optimisation fiscale agressive aspirerait chaque année de 2 à 3 % du PIB européen, soit de 300 à 450 milliards d’euros. Pour la France, entre 40 à 60 milliards d’euros manqueraient à l’appel ! Insupportable pour nos concitoyens : dans les doléances recueillies par les maires – dans le cadre du grand débat –, la justice fiscale arrive ainsi en deuxième position, juste après la justice sociale.
« Sandwich hollandais », « Cum Cum », « double irlandais »… « Les méthodes d’évasion ont vraiment décollé dans les années 1990 : avec la mondialisation, de grands cabinets d’audit, les fameux Big Four (Deloitte, Ernst & Young, KPMG et PwC), ont compris qu’ils pourraient vendre à prix d’or leurs montages aux multinationales, ce que les Etats ont tardé à saisir », rappelle Gabriel Zucman, professeur d’économie à l’Université de Californie, à Berkeley. Mais, en novembre 2014, le scandale des LuxLeaks va tout changer. Ces dossiers confidentiels révélés par un lanceur d’alerte, Antoine Deltour, un ancien de PwC, dévoilent comment le Luxembourg a passé des accords fiscaux secrets – ou rescrits fiscaux – avec 340 multinationales (Apple, Heinz, Ikea, Pepsi, Verizon…), entre 2002 et 2010. Le manque à gagner se chiffrerait en centaines de milliards d’euros pour les Vingt-Huit. « Un scandale qui a provoqué un véritable tremblement de terre », raconte Lison Rehbinder, chargée de plaidoyer financement du développement au CCFD-Terre solidaire. Mis sous pression, Jean-Claude Juncker, tout juste nommé président de la Commission (et par ailleurs exPremier ministre du Luxembourg), n’a pas d’autre choix que de faire du sujet une priorité. « Il m’a appelé pour me dire que j’avais carte blanche », se souvient Pierre Moscovici, le commissaire européen aux Affaires économiques et à la Fiscalité.
Résulat : l’ex-ministre de l’Economie de François Hollande va émettre 14 directives sur le sujet, en quatre
ans. Un record. Parmi les principales mesures adoptées, l’Anti-Tax Avoidance Directive (Atad), qui oblige les Etats membres à mettre en place un certain nombre d’outils pour lutter contre l’évasion fiscale. De nouvelles règles qui prennent appui sur les normes mondiales élaborées par l’OCDE en 2015, dites BEPS. Parmi ces nouveaux instruments de contrôle, la limitation des taux d’intérêt sur les emprunts réalisés entre les filiales d’un même groupe. L’objectif ? Mettre le holà sur un des tours de passe-passe préférés des multinationales. Ce dernier consiste à siphonner les profits d’une filiale basée, par exemple, en France, en lui faisant emprunter de l’argent à des taux usuriers à une autre filiale établie, elle, en Irlande, au Luxembourg… Des pays où elle paiera un impôt dérisoire. « Mais les Etats ont une marge d’interprétation et peuvent encore tolérer jusqu’à 30 % d’intérêt sur la base fiscale. Pour être totalement efficace, ce taux ne devrait pas dépasser les 10 % », souligne Johan Langerock, un jeune fiscaliste qui, après avoir fait ses armes chez PwC a rejoint Oxfam, et nous reçoit dans les locaux très startup de l’ONG, au coeur de la bulle bruxelloise (le quartier où se croisent parlementaires, fonctionnaires de la Commission et lobbyistes de tout poil).
Dans cette même mandature, la commissaire à la Concurrence, la Danoise Margrethe Vestager, a eu l’idée de se servir du droit de la concurrence pour faire condamner les entreprises ayant bénéficié de rescrits fiscaux tellement avantageux que cela leur confère un avantage injustifié sur leurs adversaires. C’est comme cela qu’elle est parvenue, en 2016, à condamner Apple à rembourser plus de 13 milliards d’euros à Dublin. Du jamais-vu.
Les avancées ont donc été réelles et significatives. Le problème, c’est qu’il reste encore des trous béants dans la nasse. Des trous identifiés par la Commission, qui a impulsé les directives pour la rapiécer, et par le Parlement européen, qui a rendu des avis largement favorables, mais qui restent en l’état faute d’avoir été entérinées par le Conseil européen, qui réunit les chefs d’Etat et de gouvernement. La raison? En matière de fiscalité, tous les pays doivent donner leur aval pour qu’une directive soit transposée en droit national. Et on imagine bien que le Luxembourg, l’Irlande, les Pays-Bas…, qualifiés de trous noirs fiscaux par Pierre Moscovici, ne sont guère enclins au changement. Ce dernier a bien présenté mi-janvier une réforme pour abroger la règle de l’unanimité, et passer à un vote à la majorité qualifiée (soit au moins 55 % des pays et 65 % de la population de l’Union). Mais pour changer de règle, il faut que tous les Etats membres soient d’accord… Insoluble. D’autant que les discussions et les votes au sein du Conseil sont totalement secrets. « Ce qui arrange bien certains, qui votent contre une directive, puis déplorent l’immobilité bruxelloise une fois rentrés au pays », tacle Eva Joly.
Une nécessaire unanimité qui a notamment bloqué le projet de reporting public pays par pays (CBCR). « Cela montrerait pourtant clairement où vont les profits et quels sont les schémas d’optimisation », se désole Ilkka Penttinen, spécialiste fiscalité pour l’ONG Transparency International. Même sanction pour la directive visant à réformer la notion « d’établissement stable », permettant de savoir où les bénéfices d’une entreprise doivent être taxés. Une notion définie
Pour changer de règle, tous les Etats de l’Union doivent être d’accord. Insoluble
dans l’entre-deux-guerres – il était alors inconcevable qu’une entreprise intervienne sur un marché sans y être présente physiquement – dont profitent aujourd’hui allègrement les Gafa (Google, Apple, Facebook et Amazon) pour déclarer leurs profits dans les pays à la fiscalité douce. C’est à cause de cette définition éculée que, en juillet 2017, le tribunal administratif de Paris a jugé illégal le redressement de 1,1 milliard d’euros que le fisc français avait infligé à Google, pour les exercices 2005 à 2010. Le tribunal estimait que son établissement stable était bien en Irlande. Ce qui a permis au géant de Menlo Park de ne payer que 6,7 millions d’impôts en 2015 dans l’Hexagone. Un pourboire comparé aux 2 milliards de revenus annuels estimés qu’elle y encaisse.
Pour nombre de spécialistes, la solution pourrait venir d’une autre directive : l’Assiette commune consolidée pour l’impôt sur les sociétés (Accis), perdue elle aussi dans les limbes du Conseil européen. L’idée est de taxer les multinationales sur la base du bénéfice total qu’elles réalisent dans l’Union européenne, plutôt que pays par pays. Charge ensuite à chaque Etat de prendre son dû en fonction des activités réelles réalisées chez eux, et de leur taux d’imposition respectif sur les sociétés. L’embrouillamini de l’établissement stable n’aurait plus lieu d’être, puisque la réforme mettrait fin, de fait, à toutes les techniques dites de transferts de profits. Un processus comptable au coeur de l’optimisation fiscale qui, outre les emprunts à des taux démesurés, passe par la surfacturation de prestations ou de biens, ou encore le paiement de droits prohibitifs de propriété intellectuelle (brevets, logo, marque…), comme dans l’affaire Nike, à des sociétés basées dans les trous noirs fiscaux.
Pourquoi, dès lors, la France at-elle préféré tout miser sur la taxe dite Gafa ? Basée sur les revenus publicitaires des seuls géants du numérique, elle rapporterait au mieux 5 milliards d’euros – à diviser par 28 –, quand on parle de dizaines de milliards d’euros avec l’Accis. Pour cause, cette dernière imposerait toutes les multinationales, et ce sur l’ensemble de leur chiffre d’affaires. « La taxe dite Gafa est bien plus médiatique, les gouvernements pensaient pouvoir arracher facilement un petit trophée qu’ils auraient pu brandir aux élections européennes de mai prochain », répond, amer, l’eurodéputé Alain Lamassoure, à l’origine de la directive Accis. Raté : faute une fois encore d’unanimité, elle ne devrait pas voir le jour, tout au moins à court terme. Bruno Le Maire, le ministre de l’Economie, semble avoir acté cet échec et va rapidement présenter le projet d’une taxe Gafa nationale, qui pourrait dégager 500 millions d’euros de recettes fiscales.
Les plus extrémistes militent pour une harmonisation totale des taux d’imposition. Une sorte d’impôt européen sur les sociétés. Ce faisant, ces dernières ne pourraient plus faire jouer le dumping fiscal entre les Etats membres : le ratio va en effet de 1 à 3 entre les pays qui imposent le plus et ceux qui imposent le moins. « Sans compter que l’on assiste à une véritable course au moins-disant fiscal à l’international : en 2017, 12 gouvernements européens ont ainsi baissé le taux nominal de leur imposition sur les entreprises », rappelle Lison Lehbinder. Pour le directeur du centre politique et d’administration fiscale de l’OCDE, Pascal SaintAmans, l’harmonisation est une solution bien trop simpliste. « La fiscalité est au coeur de la souveraineté nationale, car elle sert à financer le modèle social. Or notre modèle n’a rien à voir avec celui de nos partenaires européens », rappelle-t-il.
Les élections européennes ayant lieu en mai prochain, il n’y aura de toute façon plus aucune avancée majeure d’ici là. Des élections où les mouvements populistes comptent bien s’emparer du sujet et charger Bruxelles pour attiser la colère des citoyens, lassés de l’inégalité fiscale, comme le montrent les gilets jaunes, qui affûtent également leurs listes.
Certains militent pour une harmonisation totale des taux d’imposition