Le financier qui fait trembler l'Europe
Avec son puissant fonds dit « activiste », cet Américain a investi dans Pernod Ricard et mène la vie dure à Bolloré en Italie.
Barbichette argentée, crâne dégarni et lunettes rondes sur le nez, Paul Elliott Singer pourrait presque passer pour un papy gâteau. Ne vous y fiez pas. Il est plutôt du genre à ne pas faire de cadeau. A 74 ans, il dirige d’une main de fer Elliott Management, l’un des fonds d’investissement les plus puissants de la planète. Gérant 30 milliards d’euros d’actifs, ce financier avocat provoque des sueurs froides partout où il passe.
Pendant quatorze ans, il s’est acharné sur l’Argentine, qu’il a fait condamner, pour mauvaise gestion de sa dette, à lui verser 2,4 milliards de dollars. Mais sa spécialité, ces derniers temps, c’est plutôt les grandes entreprises cotées aux résultats décevants, voire aux pratiques un peu trop ronronnantes. Sa méthode ? Scruter ses proies avec un bataillon d’avocats (et parfois quelques détectives privés), s’inviter au capital et imposer une nouvelle stratégie, quitte à forcer la main des dirigeants en place. A la fin, il encaisse les plus-values pour la plus grande satisfaction de ses clients, des fonds de pension auxquels il offre des rendements annuels exorbitants (plus de 13 % annuels en moyenne).
Alors quand, en décembre dernier, le requin annonce publiquement avoir acquis 2,5 % du capital du groupe français Pernod Ricard (rien ne l’oblige à jouer la transparence tant qu’il ne dépasse pas 5 %), la surprise est totale dans le deuxième groupe mondial des spiritueux (Jameson, Havana Club, Absolut…). « Pourquoi estce qu’il nous attaque alors que tous les voyants sont au vert ? » demande-t-on en interne. Pernod tourne plutôt bien. Un chiffre d’affaires en croissance, un cours de Bourse en hausse sur trois ans, une marge opérationnelle à 26 %… Mais son principal concurrent, le britannique Diageo (Guinness, Gordon’s, Smirnoff…), fait mieux, avec « 5 points de marge en plus », martèle Elliott Management.
Pour maximiser les résultats du français, le fonds suggère une « fusion avec un autre acteur du marché afin de dégager plus de valeurs pour les actionnaires ». Il demande aussi à Alexandre Ricard, petit-fils du fondateur, de remanier la gouvernance, jugée trop « centralisée » autour de la famille (qui possède 15,76 % du capital pour 21,86 % des droits de vote). Et sous-entend la nécessité d’une nouvelle réorganisation avec, à la clef, une réduction d’effectifs de l’ordre de 10 %. La potion est amère pour le pastis marseillais, mais le patron accepte de rencontrer son nouvel actionnaire.
EN FRANCE, ALAIN MINC JOUE LES RABATTEURS
Une première réunion discrète a donc lieu en novembre, un « échange courtois, entre professionnels », explique l’entourage du PDG français qui, trois heures avant ce meeting, était encore à la maternité. Les fêtes passées, alors qu’Elliott est de plus en plus pressant, le patron a organisé un pot où « il s’est montré serein. Il a répété qu’il ne fallait pas bouger la stratégie, ne rien précipiter », raconte un proche. Cela étant, le plus jeune dirigeant du CAC 40 (46 ans) met un peu d’eau dans son pastis. Fin janvier, Pierre Pringuet, ancien DG et vice-président du conseil d’administration, est déclassé. Patricia Barbizet (ex-Kering), arrivée courant 2018 chez Pernod, est propulsée administratrice référente. Suffisant pour calmer l’activiste ?
Avec l’arrivée d’Elliott, c’est toute la place de Paris qui est secouée. Pour la première fois, l’américain investit le CAC 40, bien aidé par un expert de la finance tricolore, Alain Minc, qui filtre personnellement les dossiers et joue les rabatteurs. « Nous avons été surpris qu’Elliott attaque Pernod, mais c’était inéluctable qu’il déboule sur le marché français », observe, a posteriori, un analyste financier. Patrons débarqués, conseils d’administration renversés, Elliott aime faire le ménage.
« Il met sur le tapis les problèmes et les questions qui fâchent. Et il ne lâche rien tant qu’il n’a pas obtenu gain de cause », prévient un fin connaisseur. « Les fonds activistes cherchent à contraindre la société à explorer une stratégie différente ou à prendre de nouvelles initiatives. Dans le monde d’aujourd’hui, aucune entreprise n’est à l’abri », ajoute Rich Thomas, associé-gérant chez Lazard. La banque franco-américaine, qui accompagne un quart des sociétés du CAC 40, suit de près cette tendance. Car, en l’espèce, l’année 2018 cumule les records : 226 entreprises ciblées dans le monde par ces « fonds vautours » (188 un an plus tôt), plus de 60 milliards d’euros investis. Et, sur ce terrain, Elliott Management est le champion du monde d’après les calculs de Mike Coronado, analyste chez FactSet, une importante société de gestion financière américaine. « Elliott a mené 21 campagnes cette année, du jamais-vu. Compte tenu de sa taille considérable, de ses opérations mondiales et de ses récents succès à l’étranger, il est bien armé pour poursuivre sur sa lancée. »
A son tableau de chasse 2018 ? Pernod Ricard, mais aussi les coréens Hyundai, Kia et les allemands Bayer, ThyssenKrupp. Outre-Rhin, Elliott s’est rallié à un autre activiste, Cevian, pour obtenir la tête du patron, Heinrich Hiesinger, puis la scission en deux entités du conglomérat de l’acier et des biens d’équipement, signant la fin du fameux modèle de Konzern à l’allemande. « Quand on coupe, on crée de la valeur, c’est classique des activistes. D’ailleurs, dès qu’ils arrivent au capital, le cours de l’action grimpe car on observe vite une amélioration de la performance économique. Mais ça s’accompagne souvent de casse sociale », prévient Michel Albouy, professeur de finance à Grenoble Ecole de management. Ce qui ne manque pas d’inquiéter les syndicats allemands. « Leur objectif est de maximiser leurs profits, dénonce Walter Vogt, du puissant IG Metall. Avec les faibles taux d’intérêt, les investissements alternatifs font défaut et les activistes se jettent sur des entreprises sous-évaluées qu’ils restructurent pour revendre à un prix élevé. Avec, à la clef, une menace pour les employés. »
Ces tempêtes touchent aussi les actionnaires en place. Demandez à Vivendi, qui possède 24 % de Telecom Italia (TIM), ce qu’il pense de l’américain (qui détient 8,8 % du capital de TIM). En mai dernier, grâce à l’appui de la Caisse des dépôts italienne et à l’influence de l’ancien président du Conseil Silvio Berlusconi, le fonds américain a pris le contrôle surprise de l’opérateur. Depuis, les dix administrateurs indépendants d’Elliott ont révoqué le patron en place, Amos Genish, un proche de Vincent Bolloré, accusé d’immobilisme par le camp Elliott. Chez Vivendi, on n’est pas « convaincu de l’indépendance des administrateurs », et on déplore « l’influence de Berlusconi » dans le dossier. « Il Cavaliere » a noué des contacts solides avec le clan Singer, et plus particulièrement avec le fils, Gordon, qui pilote les activités européennes depuis Londres. Quand Berlusconi a vendu son club de football, l’AC Milan, au Chinois Li Yonghong, c’est Elliott qui lui a prêté à taux fort l’argent. Incapable de rembourser ses dettes, le repreneur a dû céder le club à l’américain en juillet dernier. Avec l’affaire Mediaset, qui oppose déjà Bolloré et Berlusconi, Elliott ne pouvait pas trouver meilleur allié que le « Cavaliere » pour déstabiliser son coactionnaire chez TIM. « Elliott aime la bagarre », résume un membre de l’équipe Bolloré. Pernod Ricard sera-t-il le prochain à trinquer ?
Patrons débarqués, conseils d’administration renversés, Elliott fait le ménage