“UNE EXPÉDITION POLAIRE AUX CONDITIONS LUNAIRES”
Le scientifique français Cyprien Verseux a pris le commandement de la base Concordia, en Antarctique, il y a un an. De retour, il dresse le bilan de cette expérience exceptionnelle.
Arrivé le 22 janvier 2018 en Antarctique, l’astrobiologiste Cyprien Verseux, 28 ans, a dirigé la station scientifique Concordia jusqu’en novembre dernier. Cette base, gérée conjointement par la France (via l’Institut polaire français, Ipev) et l’Italie (via le Programme national de recherche en Antarctique, PNRA), est l’une des plus isolées du monde. Après plus de dix mois confiné dans un univers glacé, Cyprien Verseux est revenu dans la civilisation. Pour L’Express, il raconte sa mission. Si quelqu’un vous disait avoir passé l’année 2018 dans une base perdue au milieu d’un désert de neige et de glace, frappée par un froid suffisamment intense (jusqu’à - 80 °C) pour la rendre inaccessible – par la terre ou les airs – durant neuf mois de l’année, et avec une nuit de trois mois pendant laquelle le soleil n’atteint jamais l’horizon, vous auriez probablement de nombreuses questions à lui poser. Comment gérer la logistique, quid de la santé mentale de l’équipe ? Mais, surtout : pourquoi ? Cette base, située
en Antarctique, s’appelle Concordia, et j’ai eu la chance d’y diriger un équipage de 13 membres, les « hivernants ».
Alors, pourquoi se rendre à Concordia? Principalement pour la qualité et l’originalité des recherches que permet cet environnement extrême. A l’origine, il s’agissait surtout de travaux en glaciologie : l’étude de la neige et de la glace afin, notamment, d’obtenir des données anciennes sur le climat. Si l’on sait que certains gaz à effet de serre n’ont jamais été aussi présents dans l’atmosphère ces derniers 800 millénaires, c’est en grande partie grâce à l’étude de carottes de glace prélevées non loin de cette base. Par exemple, en étudiant des bulles d’air piégées dans la glace, récupérées à plus de 3 kilomètres de profondeur par l’équipe du European Project for Ice Coring in Antarctica (Epica), entre 1995 et 2004. Elles ont permis de réaliser la plus ancienne reconstitution climatique à ce jour (le forage précédent, réalisé à la station russe Vostok en 1999, remontait « seulement » à 420 000 ans en arrière).
Les recherches effectuées pendant l’hiver sont moins spectaculaires : il fait trop froid et la main-d’oeuvre manque pour effectuer des forages profonds. Mais de nombreuses données continuent à être accumulées. Ici, grâce à des systèmes permettant de piéger et d’analyser les éléments transportés par l’atmosphère; là, en effectuant des prélèvements pour mesurer la neige en surface. Ou, enfin, en déployant des capteurs pour des observations météorologiques.
Chaque glaciologue hivernant doit faire preuve d’humilité : une année passée à travailler dans un unique endroit, même autour de Concordia, n’est pas suffisante pour effectuer des découvertes majeures. Ce sont les efforts cumulés des équipes successives, année après année, ainsi que ceux de leurs collègues ailleurs sur le globe, qui débouchent sur des résultats solides. Mais l’enjeu est de taille : ces « petits pas » permettent non seulement de retracer le passé du climat, mais aussi de mieux comprendre celui d’aujourd’hui et de tenter de prédire celui qui nous attend.
Dans d’autres domaines, les mesures effectuées par les hivernants aident à comprendre notre planète. Certaines sont liées à la sismologie. Les connaissances de la structure interne de la Terre proviennent en grande partie des observatoires répartis partout dans le monde. Sauf que les océans rendent difficile la couverture des zones les plus australes. L’observatoire sismologique de Concordia, le second seulement à l’intérieur du continent Antarctique, est donc précieux. D’autres projets ont trait au magnétisme ou à l’atmosphère de notre planète.
Un dernier domaine d’expertise de la station Concordia : l’espace. Et en particulier l’astronomie. Car, dans cet univers désolé, l’atmosphère fine, froide et sèche, les faibles vents et le ciel dégagé donnent une visibilité exceptionnelle. La nuit hivernale, de près de trois mois, offre de longues périodes d’observation continue. L’un des projets phares est l’observation de l’étoile Beta Pictoris et de la planète en orbite autour. Ce projet, largement automatisé, nécessite tout de même la présence permanente d’un ingénieur. Il aide également au paramétrage d’un télescope infrarouge pour mener à bien divers travaux d’astronomie allant de l’étude d’autres galaxies à celle de la formation des étoiles.
Au-delà de l’observation, la base de Concordia, avec son isolement, son confinement, son environnement hostile, son atmosphère inhabituelle ou sa longue nuit, apparaît comme la station qui se rapproche le plus de ce à quoi ressemblerait une future base sur la Lune ou sur Mars. Elle sert donc de zone de simulation pour l’Agence spatiale européenne (ESA). Si certains projets s’étendent sur plusieurs années, chaque nouvelle campagne en permet de nouveaux. En 2018, l’un d’eux a par exemple aidé à mieux évaluer l’évolution de notre système immunitaire dans notre environnement, où les changements sont rares, un peu comme à l’intérieur d’un vaisseau spatial. De même, l’évolution de nos capacités motrices et mentales, dans cet espace confiné, faible en oxygène et dénué de couleurs, était scrutée grâce à des outils aussi simples qu’un test de mémoire ou complexes comme un simulateur de manoeuvres d’un engin spatial. Si les futurs astronautes en direction de Mars perdent durant le voyage une partie des capacités nécessaires au succès de l’expédition, mieux vaut en être conscient.
Retrouvez les carnets de bord de Cyprien Verseux sur l’appli L’Express