MADAME SANS-GÊNE
Ambitieuse, fougueuse et sans complexe, la secrétaire d’Etat est sur tous les terrains. Même ceux où on ne l’attend pas. Au risque d’oublier ceux dont elle assure soutenir les combats.
ÉPISODE 1
OÙ L’ON REVIENT SUR LA FULGURANTE ASCENSION DE LA « START-UPEUSE » DEVENUE SECRÉTAIRE D’ETAT CHARGÉE DE L’ÉGALITÉ ENTRE LES FEMMES ET LES HOMMES
ET DE LA LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS
« Pute à juifs », « Vous méritez de prendre un Flash-Ball dans la tête », « On va te pendre ». Le 9 janvier, Marlène Schiappa rendait public le flot d’insultes dont elle était victime sur le réseau social Twitter. Elle venait de demander d’identifier les donateurs de la cagnotte Leetchi montée par les soutiens du boxeur gilet jaune Christophe
Dettinger. Ces ignominies lui ont aussitôt valu le soutien et le ralliement de ses plus farouches opposantes. La violence verbale allait-elle freiner la fougue de la secrétaire d’Etat à l’Egalité entre les femmes et les hommes ? Pas du tout. Le lendemain, elle pose une autre question en forme de nouvelle provocation : « Qui finance les casseurs ? » Sous-entendu, selon elle : les Russes.
Dix jours plus tard, on la retrouve au Canada, annonçant qu’elle invite Ivanka Trump à siéger au conseil sur l’égalité des sexes lors du prochain G7, qui se tiendra à Paris. Fureur chez les féministes. Son ancienne patronne, l’ex- ministre Laurence Rossignol, a réagi par un tweet incendiaire : « Sérieux ? Faire des mamours à Trump sur le dos des droits des femmes ! Ça en dit long sur la soidisant grande cause du quinquennat consacrée à l’égalité hommes-femmes. » Peu importe. Marlène Schiappa est déjà ailleurs. A peine de retour à Paris, le 25 janvier, c’est au côté de Cyril Hanouna – il a souvent été vu dans les couloirs de son secrétariat d’Etat –, l’animateur régulièrement recadré par le CSA pour sexisme, qu’elle vient présenter sur C8 une émission spéciale « grand débat national ». Une manière toute personnelle de s’engager dans le dialogue avec le pays souhaité par Emmanuel Macron. Et de déclencher une nouvelle tempête sur les réseaux sociaux. Pas dupe, un ancien ministre décrypte : « Elle est jalouse du rôle de coordinatrice confié à Emmanuelle Wargon dans le grand débat national. Elle cherche tous les moyens de se faire entendre. En bien ou en mal. »
En effet, comment croire qu’une femme, fondatrice, en 2008, d’un blog – elle a alors 26 ans –, maîtrisant parfaitement les codes des réseaux sociaux, n’envisage pas que ses prises de position polémiques vont déclencher un flot ininterrompu d’invectives sur Twitter ? Ceux qui ont travaillé avec Marlène Schiappa l’assurent. Chez elle, la prise de risque est proportionnelle à l’ambition. « Elle veut se présenter aux municipales à Paris et devenir maire du XIVe, l’arrondissement de tous les parachutés, révèle un ancien ministre. C’est pourquoi elle veut montrer sa légitimité sur tous les sujets et pas seulement sur celui des femmes. »
Philippe Moreau-Chevrolet, spécialiste dans le conseil aux dirigeants, voit encore plus loin : « Elle se pense en championne d’En marche et, à ce titre, agit sans filtre. Pour moi, elle veut devenir Premier ministre. Dès qu’Edouard Philippe est en difficulté, elle monte au créneau, elle qui n’a aucune expérience du pouvoir, elle l’entrepreneuse politique. » Ainsi, au mois de novembre dernier, alors que les gilets jaunes écument les rues de Paris, Marlène Schiappa se déclare favorable au retour de l’impôt sur la fortune, en absolue contradiction avec la fermeté affichée par Edouard Philippe et Emmanuel Macron sur le sujet. Comportement illisible. Car, ambitieuse décomplexée,
Mme Sans-Gêne se veut surtout un « sniper » au service d’Emmanuel Macron. Détentrice d’une licence de communication
– obtenue par le biais d’une validation des acquis à l’université de Grenoble –, Marlène Schiappa doit redoubler de zèle dans le domaine qu’elle maîtrise le mieux, la
« com’ », pour s’imposer aux côtés de ses collègues du gouvernements, normaliens, énarques, anciens de Sciences po ou de
HEC. « Quand on n’a pas fait l’ENA, on ne compte pas. Et quand on a fait ni l’ENA ni grande école et que l’on a ni diplôme ni grandes études, on compte encore moins », nous livre-t-elle lors d’un entretien dans son secrétariat d’Etat, rue SaintDominique, à Paris.
Depuis ses débuts en politique, elle a choisi de choquer pour exister. Local de campagne de la liste « Le Mans pour tous », hiver 2013. Réunis pour leur première photo de famille, les élus sarthois n’en croient pas leurs yeux. La nouvelle venue a l’outrecuidance de débarquer en legging noir élimé et pull informe avec ses deux filles sous le bras. « Son allure détonnait parmi les autres candidats aux municipales », se souvient une colistière, pas dupe devant cet étalage de non-conformisme. « En la connaissant mieux, je me suis demandé si cette entrée en matière ne relevait pas d’une stratégie soigneusement calculée. Il y avait un tel contraste entre l’image affichée, d’une part, et, d’autre part, ses capacités oratoires, une habileté à comprendre ce qui l’entourait », observe avec finesse la même, avant de conclure : « Il y a quelque chose de dissonant chez Marlène. C’est une femme intelligente qui laisse parfois croire qu’elle est idiote. Bien aidée par le sexisme ambiant ».
La pétulante auteure du blog à succès « Maman travaille » venait de débouler au Mans avec homme et enfants quelques semaines auparavant. « Prix de l’immobilier, taux des crédits, moment d’acheter, c’est beau comme un dossier de L’Express », écrit-elle dans son livre
Marianne est déchaînée, sorti en mai 2016. Elle emménage dans une petite maison près de la gare. Après une jeunesse à Dijon, un passage à Paris puis à Levallois (Hauts-de-Seine), la jeune entrepreneuse a décidé de tenter sa chance en province quand d’autres, pour réussir, montent à Paris. « J’ai choisi Le Mans parce qu’il y avait le TGV pour se rendre à Paris. Et que les prix de l’immobilier nous permettaient de nous acheter une maison », nous précise Marlène Schiappa.
Le socialiste Jean-Claude Boulard est maire du Mans depuis 2001 (il est décédé en mai 2018). Sous François Mitterrand, ce baron du PS a été directeur de cabinet de Louis Le Pensec, ministre de la Mer. « Il en était à son troisième mandat, avec, à son côté, une équipe de femmes qui le suivaient depuis le début. Quand on a vu arriver la nouvelle coqueluche du patron, les dents ont grincé, ironise une élue, qui poursuit : Boulard a tout de suite pigé que Schiappa avait du pif politique. » Une autre renchérit : « Marlène était son poil à gratter. Elle pouvait emmerder ceux que lui ne pouvait pas chatouiller. » Une autre, encore : « Ça le changeait des vieilles féministes barbues. Elle est sympathique, drôle, dans une hyper familiarité qui frise le vulgaire. Dans le monde politique, c’est disruptif. » Sans doute est-ce aussi ce côté qui a séduit Macron. « Avec elle, le président s’encanaille », glisse une ancienne collègue.
C’est Brigitte Glon, proche collaboratrice de Boulard, qui a soufflé au maire l’idée de rencontrer Marlène Schiappa après la publication dans Le Maine libre d’un portrait louangeur de la jeune bloggeuse. L’article a fait office de CV. Et puis, Boulard était franc-maçon, comme Jean-Marc Schiappa, le père de Marlène, historien et président de l’Institut de recherche et d’étude de la librepensée. Marc Blondel, l’ancien secrétaire général de Force ouvrière – par ailleurs frère au Grand Orient – fut membre du conseil d’administration de cet institut. En bonne fille de franc-maçon et pas à une contradiction près, Marlène Schiappa organisera un baptême républicain pour ses enfants, scolarisés dans une école catholique.
La greffe prend entre la Parisienne mal fagotée et le dignitaire socialiste. En mars 2014, la nouvelle recrue devient adjointe au maire chargée de l’égalité et de la lutte contre les discriminations. Boulard la présentera à Emmanuel Macron, à l’été 2016. Là aussi, la greffe prendra vite.
Stéphane Chevet est un ami de « la Parisienne », le surnom donné à Marlène Schiappa au Mans. Ils ont fait campagne ensemble pour les départementales de 2015 dans le canton du Mans 3, d’ordinaire plutôt à droite. Malgré le soutien de l’ancienne vedette de Loft Story Steevy Boulay, les deux prétendants ont été battus sèchement au second tour (43,1 % des voix). « Elle est culottée, intelligente, bosseuse, sans filtre, belle. Tout ça crée des jalousies », lâche-t-il.
Au début de leur installation, Cédric Bruguière, l’époux de Marlène Schiappa et père de ses enfants, fait des allers et retours entre Le Mans et Massy-Palaiseau (Essonne), où il travaille comme manager de carrière chez Carrefour. Aujourd’hui, il est consultant en ressources humaines à la SNCF. « C’est son partenaire, comme dans beaucoup de couples politiques. Il l’adore. Il est le seul à connaître ses secrets, car elle a verrouillé des pans entiers de son existence », confie une proche.
Marlène Schiappa a été marquée par le violent conflit entre ses parents ayant conduit à un divorce et à la dispersion de la fratrie (elle a deux soeurs). Puis, à 19 ans, c’est un mariage précoce qui a tourné court et dont elle ne veut jamais parler. « Une grande souffrance », ajoute la même amie.
ÉPISODE 2
OÙ L’ON VOIT COMMENT LA JEUNE ÉDILE A BOUSCULÉ CODES, TRADITIONS ET USAGES POUR IMPOSER SON STYLE ET SA PERSONNE
Elue dans la Sarthe, Marlène Schiappa, pour gagner sa vie, rejoint le service communication de Laurence Rossignol, au ministère de la Famille. Elle n’est présente qu’un ou deux jours par semaine à Paris. Ses collègues de l’époque ont toujours en mémoire cette photo, doigts de pied en éventail chez elle, au Mans, où elle vante les mérites du télétravail qu’elle a négocié avec son employeur, le ministère.
Très vite, ça se gâte. Dans une interview accordée lors de la sortie de son livre Marianne est déchaînée, décrivant avec verve la tambouille politique du Mans, Schiappa annonce qu’elle envisage d’en écrire un autre, du même acabit, sur son passage chez Laurence Rossignol. Elle est mise dehors trois heures plus tard. Pour cause de rupture de confiance – ce que l’on ne lui dit pas en face. « La vie dans un ministère exige de l’abnégation, l’oubli de soi-même au service du ministre. Or cette fille ne peut s’oublier pour personne », rapporte l’une de ses anciennes collègues. « C’était compliqué pour moi, je ratais le dernier train. Je ne voyais pas mes filles. Et cela ne correspondait pas à ce que j’aspirais faire », ne se démonte pas Marlène Schiappa, qui reconnaît qu’elle rêvait déjà d’un poste au gouvernement.
En réalité, la jeune ambitieuse agace depuis longtemps ses acolytes. Elle défend Jean-Claude Boulard, lors de la dernière lecture de la loi sur la pénalisation des clients de la prostitution (votée le 13 mars 2016). « Jean-Claude Boulard n’avait de cesse de vouloir détricoter ce texte. Il passait par Marlène pour se faire entendre, elle qui se prétend féministe! » s’énerve une ancienne du cabinet de Laurence Rossignol. « Je n’ai jamais eu voix au chapitre, proteste la secrétaire d’Etat. Je voulais juste montrer que je ne lâchais pas celui qui m’a lancée en politique. »
Selon son entourage de l’époque, défendre des amendements à l’opposé de la politique menée par son ministère ne dérangeait pas Marlène Schiappa : « Il y a un goût et un sens de la provoc chez elle. Elle repousse sans cesse les limites pour se faire accepter. Elle mène une course vers la lumière », commente une élue du Mans.
De passage dans sa maison de la Sarthe, la secrétaire d’Etat invite sa bande à regarder, autour d’une pizza, ses propres apparitions télé, notamment chez Laurent Ruquier. Entre les enfants qui courent partout et le capharnaüm qui énerve tant Cédric, son mari. Un localier raconte : « Nous avons eu des débats entre nous. Nous reconnaissions sa légitimité dans son combat féministe, et, en même temps, nous ne pouvions nous empêcher de penser qu’il y avait une part d’opportunisme, d’arrivisme. Comme si elle pouvait quitter ses habits féministes pour faire carrière. » Une ancienne élue à la mairie se souvient : « Une fois, elle m’a dit à propos d’un collègue : “Quand tu vas le voir, mets un décolleté, il ne te regardera pas dans les yeux.” »
« Elle est dans la mise en scène permanente », estime une autre de ses anciennes collègues, qui ajoute : « Elle a fait des piges occasionnellement de-ci, de-là, dans des journaux. Comme elle est très prolixe en écriture et qu’elle aime bien raconter des histoires, ça devient un job! Fondamentalement, c’est une commerciale. Elle vend super bien un produit qui s’appelle… Marlène Schiappa. » Encore une manière de compenser le complexe d’autodidacte au pays des inspecteurs des finances ? Quand nous la rencontrons, elle explique : « Je pense que l’on vit dans un pays qui ne valorise pas assez les expériences un peu originales, qui sortent des cases. » Et de nous citer une formule qu’elle attribue à Hegel : « On ne juge pas un individu sur la conscience qu’il a de luimême. » Ce n’est pas la phrase exacte et, en plus, elle est de Marx, l’auteur préféré de son père, un trotskiste convaincu. En juin 2018, Schiappa se fait publiquement tacler par cet historien pour avoir attribué à Marx des termes qui n’étaient pas les siens. Elle avait défendu les propos du chef de l’Etat et « le pognon de dingue » des aides sociales. Jean Marc Schiappa a aussitôt publié un violent correctif sur Facebook : « L’individualisme petit-bourgeois (allez monte ta start-up toi aussi) ».
Les codes? Marlène Schiappa s’en affranchit régulièrement. « Les périodes politiquement agitées sont des révélateurs de carrière et d’ambition. Devenue secrétaire d’Etat très vite, Schiappa se dit qu’un nouveau « hold-up » politique est envisageable. Elle se fiche d’être critiquée, elle se pense dans la confrontation et n’existe que dans l’opposition », analyse Philippe MoreauChevrolet. Un ancien ministre tacle : « Elle est no limit. C’est d’ailleurs son talent. Elle est convaincue de ses compétences, mais est incapable de mettre les mains à fond dans un dossier. Elle a le côté ingérable de Ségolène Royal. Sans les qualités. »
Quand on flirte avec les limites, la sortie de route n’est jamais loin. En mai 2018, Marlène Schiappa, secrétaire d’Etat, publie un nouveau livre, Si souvent éloignée de vous, où elle évoque sa relation avec ses filles. Une invitation pour la dédicace de l’ouvrage est envoyée à tous les journalistes par son cabinet. Le fichier professionnel est ainsi détourné à des fins de promotion personnelle. L’association de lutte contre la corruption Anticor saisit le Premier ministre et la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil). « Après notre intervention, il y a eu recadrage et la procédure a changé. Edouard Philippe et la Cnil ont imposé une validation avant l’utilisation des fichiers des ministères, explique Jean-Christophe Picard, président d’Anticor. C’était donc un remontage de bretelles, même s’il n’y a pas eu de sanction judiciaire. Le détournement de fichier relève du pénal. »
ÉPISODE 3 OÙ L’ON DÉCOUVRE QUE LE FRANC-PARLER, LES PRATIQUES ET PARFOIS L’IMPULSIVITÉ DE LA MINISTRE LUI VALENT D’INNOMBRABLES DÉTRACTEURS
Trois directrices de cabinet se sont succédé au secrétariat d’Etat depuis l’entrée en fonctions de Marlène Schiappa en mai 2017. Une « cheffe de cab » est restée neuf mois, et une conseillère droit des femmes, seulement six. « Dans son équipe, seuls les deux mecs ont survécu », persifle une proche en faisant allusion à Thomas Brisson, directeur de cabinet adjoint, et Mathieu Pontécaille, conseiller spécial en charge de la presse. « L’ambiance est terrible, raconte une ancienne collègue. Celles qui travaillent avec
À PARIS COMME AU MANS, ILS SONT NOMBREUX À DÉNONCER SES PRATIQUES MUSCLÉES
elle sont au bout du rouleau et les autres sortent rincées. » Des méthodes de management qui ne datent pas de son arrivée rue Saint-Dominique.
Nous sommes allés dans la Sarthe entendre les témoins de ses débuts en politique. Un journaliste du cru nous avait prévenus : « Ouh la, au Mans, vous aurez du mal à trouver des gens qui sont derrière elle. » Et ceux qui parlent d’elle le font discrètement. « Quand on connaît ses méthodes – menaces, messages agressifs – et son pouvoir de nuisance, il faudrait être inconscient pour ne pas assurer ses arrières », affirme l’une de ses anciennes collaboratrices à la mairie.
Elen Debost, adjointe à la jeunesse du Mans, à l’époque amie de Marlène, se remémore un gros clash qui a marqué la campagne pour les départementales de 2015. A la vue des tracts fraîchement imprimés, les écolos sursautent : Marlène Schiappa vante la présence sur sa liste d’un Vert, présenté comme « cosecrétaire régional d’EELV ». Problème : le personnage en question n’est plus Vert, et il n’y a pas de « cosecrétaire » en Pays de la Loire mais une secrétaire régionale, Elen Debost. Les écolos s’enflamment. « Erreur d’impression », leur répond-on. Interrogée par L’Express, Marlène Schiappa soutient que cet épisode ne lui « dit rien du tout ». Et elle conserve un excellent souvenir du binôme qu’elle formait avec son colistier. « J’ai appris beaucoup de choses sur la manière de faire campagne », commente-t-elle sobrement.
Chez les militants manceaux, la campagne La République en marche pour la présidentielle, dont Marlène Schiappa a été l’une des leaders, a laissé beaucoup d’aigreurs. Plusieurs anciens Marcheurs nous ont décrit par le menu le management musclé de l’adjointe au maire, avec notamment des allusions malvenues sur la vie intime de certains militants. Interrogée à ce sujet, la secrétaire d’Etat relativise de nouveau : « Ce sont des moments de vie intenses. Pendant les campagnes, il y a des couples qui se font, d’autres qui se défont. » Une plainte pour harcèlement était en gestation. L’intéressée a fini par laisser tomber. Amère, une ancienne collègue lâche : « Partout où elle passe, Marlène Schiappa laisse des cadavres. »
A Paris comme au Mans, ils sont nombreux à dénoncer les pratiques de la secrétaire d’Etat. Marilyn Baldeck, déléguée générale de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT), est l’une des rares à oser s’exprimer au grand jour : « La première fois que nous la rencontrons, en juillet 2017, nous savons que la ligne budgétaire finançant la politique du droit des femmes va être sabrée de 25 %. Nous le tenons du projet de loi de finances. » Démenti immédiat de
Marlène Schiappa : « Fake news! » Lors d’une réunion suivante, le 31 juillet 2017, la secrétaire d’Etat reproche à plusieurs associations qui dénoncent la faiblesse de son budget, dont la baisse est confirmée. « Elle nous explique alors que si ce n’est pas elle, il n’y aura pas de secrétariat d’Etat aux Droits des femmes. Il nous faut la soutenir. Les ministres précédentes nous incitaient au contraire à protester car cela les servait », maugrée Marilyn Baldeck.
L’ancienne journaliste de France 2 et ex-membre du CSA Françoise Laborde s’est, elle aussi, accrochée avec Marlène Schiappa. Un mois après sa prise de fonctions ministérielles, le 28 juin 2017, la secrétaire d’Etat tweete : « Nos politiques publiques d’égalité femmes hommes doivent être adaptées à la spécificité de chaque territoire. » Réponse de Françoise Laborde : « Ah non alors ! Universalité des droits ! C’est le socle de tout. C’est le seul chemin! » « Moi je suis au Droit humain [un ordre maçonnique mixte], ajoute Catherine Laborde,
même si je m’en suis un peu éloignée. J’ai taclé Marlène Schiappa car ses propos sur les territoires m’avaient beaucoup énervée, explique-t-elle. L’universalisme est le fondement. C’était une façon pour moi de lui dire : n’oublie pas d’où tu viens, toi qui a été élevée dans une famille franc-mac. » Puis la journaliste se prononcera publiquement contre l’article 2 de la loi Schiappa concernant la répression des abus sexuels sur mineur, dont elle juge la fermeté insuffisante : « C’est un article ni fait ni à faire. Nous nous sommes fritées et elle a été très vindicative. »
ÉPISODE 4 OÙ L’ON SE PENCHE SUR LES RELATIONS AMBIVALENTES QUE L’ANCIENNE ADJOINTE AU MAIRE ENTRETIENT AVEC LES FÉMINISTES
Les féministes ne l’ont pas oublié. Le 1er juin 2017, quinze jours seulement après son arrivée au gouvernement, Marlène Schiappa reçoit l’association Happy Men. « Sous leurs airs inoffensifs, ces papas cathos militants ne sont pas du tout gentils », fulmine Stéphanie Lamy, cofondatrice du collectif Abandon de famille-Tolérance Zéro !
En octobre 2013, les Happy Men s’étaient prononcés contre l’IVG, et ils qualifiaient le mariage pour tous de « débile » en insinuant que « cela ouvrirait juridiquement au mariage entre ascendants (inceste) ou à plusieurs (polygamie) ». Ces prises de position n’ont pas empêché la secrétaire d’Etat de prononcer un mémorable discours de clôture lors de leur forum au ministère des Affaires sociales : « Je tiens à exprimer tout mon soutien à cette action progressiste qui est conduite aujourd’hui, et depuis des années, par les Happy Men. Et face au sexisme ancestral, l’égalité réelle entre les femmes et les hommes est un combat qui est profondément moderne et dont vous êtes les pionniers. Bravo à vous et merci de montrer cette voie à tant de personnes. »
Marlène Schiappa est-elle une féministe convaincue ou la cause des femmes n’est-elle qu’un étendard au service de son ambition ? Une présidente d’association résume en quelques phrases l’opinion recueillie auprès d’une trentaine de témoins : « Schiappa est très clivante. Elle a pris à revers le mouvement féministe installé. Mais je ne peux pas me permettre de la critiquer, car j’ai besoin de subventions pour mon association. Et les décisions budgétaires seront prises en février. »
Son ami du Mans Willy Colin, ancien référent de La République en marche dans la Sarthe, ne partage pas cet avis : « L’engagement de Marlène est féministe à 200 % même si beaucoup critiquent sa superficialité. Bien sûr, elle commet des maladresses. Mais elle apprend très vite. » Brigitte Glon, son épouse, prend elle aussi sa défense : « Marlène n’appartient pas à un clan. Ce que parfois les associations féministes lui reprochent. Mais, quand je fais mes courses dans le fond de la Sarthe et que la caissière, une femme seule avec ses enfants, me parle de Schiappa, je me dis qu’elle a tout compris. »
Car, oui, quand on mène un combat idéologique comme le féminisme, il faut le faire vivre, exister, l’incarner. « En ce sens, sa notoriété a joué, elle a même démultiplié l’audience de notre combat », estime une militante qui a travaillé avec elle et qui égrène les points positifs de son action : allongement à trente ans (contre vingt auparavant) du délai de prescription pour les crimes sexuels
sur mineurs, actions contre le cyberharcèlement ; circonstances aggravantes pour les violences commises devant des enfants de moins de 15 ans. Puis, symboliquement c’est fort, le harcèlement de rue. « Toutes les avancées sont bonnes à prendre même si, aux yeux de certains, elles ne paraissent pas suffisantes », ajoute cette ancienne collègue. Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol se félicite de ce que les subventions versées à son association ont augmenté de 40 %. Une première depuis douze ans. « Je suis folle de rage contre l’article 2 et je crois que Schiappa n’en est pas très contente non plus. En revanche, le reste de la loi me plaît bien, à moi qui me bats depuis 1987 contre la prescription. »
En réalité, ce qui divise les militantes, c’est ce mélange entre les convictions affichées et les moyens mis en oeuvre par Marlène Schiappa pour faire avancer ses points de vue. Communication ostentatoire et pratiques corsées exaspèrent les puristes. Stéphanie Lamy connaît la jeune politique depuis 2014. Elle s’est accrochée avec la secrétaire d’Etat sur la résidence alternée ou les pensions alimentaires impayées par les pères. Marlène Schiappa représente, selon elle, « la vision féministe néolibérale en ce sens qu’elle dépolitise le féminisme et l’utilise pour sa propre promotion. Moi, je suis une radicale, et j’estime que les néolibérales comme elle ne sont pas des féministes. Si elle s’inquiétait vraiment pour les mères, elle s’occuperait des mères au foyer et des violences économiques avec les pères qui ne paient pas les pensions », conclut, vacharde, la militante.
ÉPISODE 5 OÙ L’ON VOIT COMMENT LA FEMME POLITIQUE SE RETROUVE TIRAILLÉE ENTRE LA SOLIDARITÉ GOUVERNEMENTALE ET LES EXIGENCES DE SA LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS
« On ne peut pas dire aux femmes comment elles doivent s’exprimer sur les violences sexuelles ou sexistes qu’elles ont subies », s’était déjà enflammée Marlène Schiappa, un an avant l’affaire Harvey Weinstein, le producteur américain accusé par plus de 80 femmes de harcèlement, d’agression sexuelle et de viol.
Elle poursuivait : « On ne peut pas leur dire : “Vous devriez décrire plus précisément […], parler à tel moment, avec telles personnes, dans telles conditions, avec tels mots.” Tout ce qui contribue à faire sortir la parole sur ce sujet et à créer une prise de conscience est évidemment positif. » C’était le 17 octobre 2017, dans une interview vidéo donnée au Parisien. La secrétaire d’Etat, en poste depuis cinq mois, faisait référence au témoignage de Flavie Flament. Dans un livre, l’ancienne animatrice télé accusait le photographe britannique David Hamilton de l’avoir violée, vingt-neuf ans plus tôt, lorsqu’elle avait 13 ans. Dans une tribune publiée sur le Huffpost au moment de la sortie de l’ouvrage, Marlène Schiappa écrivait : « Comme une petite musique, le refrain du soupçon porté sur la victime revient sans cesse. »
En mai 2016, quatre femmes témoignaient sur France Inter et dans Mediapart. Elles racontaient comment Denis Beaupin, l’ex-secrétaire général des Verts les avait harcelées ou agressées sexuellement. L’affaire sera classée pour cause de prescription. Depuis, ces femmes ont été mises en examen pour diffamation à l’encontre de Denis Beaupin et seront jugées au mois de février.
A peine nommée au gouvernement, Marlène Schiappa envoie un SMS à l’une des plaignantes. Nous sommes le 22 mai 2017 et, visiblement pressée, elle écrit : « Dans le cadre de la préparation de la loi de moralisation de la vie publique, j’aimerais pouvoir auditionner toi et les femmes qui ont porté plainte mercredi matin au ministère. » Convocation est donnée pour le surlendemain. Chez les accusatrices de Baupin, venues de toute la France, c’est le branle-bas de combat pour répondre à l’invitation. La veille de la date proposée, aucune réponse n’est donnée à leur demande de confirmation de rendez-vous pour le 24 mai à 9 heures. Entretemps, la secrétaire d’Etat s’est-elle fait remonter les bretelles ? Le rendez-vous qu’elle avait organisé n’aura jamais lieu. Interrogée par L’Express sur cette rencontre avortée, Marlène Schiappa, droit dans les yeux, répond : « Il y a une séparation des pouvoirs et ce n’est pas mon rôle de recevoir des gens qui passent en procès prochainement. » Avant d’ajouter : « On leur avait fixé un rendez-vous. Elles n’ont pas souhaité donner suite. »
Le 29 janvier 2018, la secrétaire d’Etat est l’invitée de France Inter. Deux jours plus tôt, Le Monde a révélé qu’une femme, Sophie Spatz, portait plainte pour viol contre Gérald Darmanin (action depuis conclue par un non-lieu). Au moment des faits, Darmanin était chargé de mission aux affaires juridiques de l’UMP. Quand l’affaire sort, il est ministre de l’Action et des Comptes publics du gouvernement d’Edouard Philippe. C’est la première
accusation de ce type visant une personnalité politique française à laquelle est confrontée Marlène Schiappa depuis sa prise de fonctions gouvernementales. Sa réaction installe un malaise. Les féministes et politiques que nous avons interrogées nous ont beaucoup cité ce passage sur France Inter. Le voici.
Nicolas Demorand : « Gérald Darmanin est sous le coup d’une plainte pour viol. Le Premier ministre, ce week-end, lui a renouvelé sa confiance. Et vous, Marlène Schiappa ?
– Ecoutez, moi, je suis membre du gouvernement, donc le Premier ministre s’exprime au nom du gouvernement. Vous savez que je ne compose pas le gouvernement, je ne suis pas Premier ministre. [Rires.]
– Je sens que vous êtes gênée…
– Non, je ne suis pas particulièrement gênée. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
– Le fait que François Bayrou et Richard Ferrand ont été contraints à la démission pour des soupçons d’emplois fictifs ou de malversations immobilières, là une accusation de viol suscite le renouvellement de la confiance. Deux poids, deux mesures ?
– Non, je ne dirais pas ça comme ça. »
« Un numéro d’équilibrisme politique consistant à faire rentrer des ronds dans des carrés », relativise un journaliste de la presse quotidienne régionale.
Françoise Laborde, cofondatrice de l’association Pour les femmes dans les médias, ne décolère pas. « Au sujet de Darmanin, les convictions de Schiappa se sont arrêtées à ses intérêts personnels. Elle est très contente d’être au gouvernement et elle veut y rester, point barre. Il faut dire que c’est assez inespéré quand même », persifle l’ancienne journaliste de France 2. Même goût amer pour Marilyn Baldeck, déléguée générale de l’AVFT, qui s’emporte : « Qu’un ministre ne puisse pas s’avancer sur une plainte, je l’entends. Mais qu’il n’y ait pas un mot sur la moralité au gouvernement ! » Clémentine Autain, députée La France insoumise, qui avait rendu public le viol qu’elle a subi à 23 ans, abonde : « Le minimum aurait été d’exprimer un malaise. »
Omniprésente sous les sunlights, imperméable aux moqueries et aux critiques, Marlène Schiappa jure, elle, que le soutien du Premier ministre et du président de la République lui donne une grande force pour mener un combat qui devrait mobiliser toute la société française. « On ne peut pas dire aux femmes : “Venez, engagez-vous en politique, demandez des salaires plus élevés, ne faites plus d’autocensure” tant qu’elles seront battues en rentrant chez elle, harcelée sexuellement dans le métro ou sur leur lieu de travail. Le sujet majeur pour l’égalité hommes-femmes, ce sont les violences sexuelles et sexistes. » Dont acte.