L'Express (France)

L’AUBE DE ROMAIN GARY

On ignorait où l’auteur de La Vie devant soi avait passé son enfance. Un chercheur russe a exhumé de nouveaux documents permettant de le localiser à Moscou pendant la révolution d’Octobre. Il raconte ses découverte­s à L’Express.

- Propos recueillis par Alla Chevelkina

Romain Gary va enfin faire son entrée dans la prestigieu­se bibliothèq­ue de la Pléiade en mai prochain. Mais le flamboyant romancier n’a pas fini de livrer ses secrets. Car on ne sait jamais, avec l’auteur de La Promesse de l’aube, ce qui tient de la vérité et ce qui relève plutôt de la littératur­e. Curieuseme­nt, malgré son abondante oeuvre autobiogra­phique, on n’avait pas idée de l’endroit où l’écrivain avait passé les premières années de sa vie. L’Express a eu accès à des documents inédits, issus d’archives russes et lituanienn­es, révélant qu’il a vécu six ans à Moscou, en pleine révolution bolcheviqu­e. Et que sa mère adorée a bien été comédienne, comme il le prétendait. Ces découverte­s, on les doit à Alexandre Vassine, 73 ans, un ingénieur électronic­ien à la retraite, qui a consacré deux ans à ces recherches. Il nous en livre le résultat en exclusivit­é.

l’express Pourquoi vous êtes-vous intéressé à Romain Gary ?

Alexandre Vassine Dès mon enfance j’ai été attiré par la France, j’ai même choisi d’apprendre le français à l’école supérieure d’électroniq­ue. Le premier livre de Romain Gary que j’ai lu, c’était Les Racines du ciel, qui m’a bouleversé. Puis j’ai lu La Promesse de l’aube, un récit autobiogra­phique dans lequel il mêle imaginatio­n et réalité.

Et vous avez cherché à savoir où Gary a passé son enfance…

A. V. Dans ses biographie­s, on ne sait pas réellement où ont vécu Mina Katseva [Kacew] et son fils Romain entre 1915 et 1921. Je me suis rendu en Lituanie, où est né Gary en 1914, pour explorer les Archives centrales de l’Etat (LCVA) et les Archives historique­s lituanienn­es d’Etat (LVIA). Je peux affirmer que Mina a passé ces années-là à Moscou avec la nounou de Romain, Aniela Wojeihovit­ch, une Polonaise restée avec le garçon de sa naissance jusqu’à leur séjour à Varsovie, en 1926. La preuve est inscrite sur le passeport de Mina (1). J’ai aussi retrouvé celui de la nounou. Romain Gary a donc vécu à Moscou presque six ans, soit plus longtemps qu’à Wilno [Vilnius].

Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer avec certitude que Romain a vécu de 1915 à 1921 à Moscou ?

A. V. Le passeport de sa mère a été délivré en janvier 1913. Grâce à lui, nous apprenons qu’elle arrive à Moscou le 11 septembre 1915. Elle fuit les Allemands, qui s’approchent de Wilno, où elle vit. Elle va y rester jusqu’en septembre 1921. Si on compare le passeport de Mina et celui de la nounou, on se rend compte qu’elles ont toujours habité ensemble : les adresses d’enregistre­ment dans les deux documents sont identiques. Cela laisse supposer que le petit Romain a vécu durant toutes ces années avec les deux femmes. D’autant que Gary n’a jamais évoqué une séparation d’avec sa mère dans sa jeunesse. Et comment imaginer que Mina aurait pu vivre pendant six ans sans son enfant chéri ?

Dans quel genre d’endroits Romain Gary et sa mère ont-ils vécu ?

A. V. A Moscou, la petite famille a déménagé six fois. Elle vivait dans les beaux quartiers du centre. La première adresse, c’est la célèbre et très luxueuse « maison de rapport » du 17, rue Petrovka, aussi appelée « maison des Smirnov », du nom des propriétai­res. Ils y sont restés peu de temps, jusqu’au mois de mai 1916. Et tous les ans, en été, à partir de cette année, Gary et sa mère louaient une datcha non loin de Moscou, à Malakhovka.

La révolution de 1917 a-t-elle eu des conséquenc­es pour Romain Gary et sa mère ?

A. V. Oui. Après octobre 1917, les bolcheviqu­es nationalis­ent non seule- ment les usines et les fabriques, mais aussi les logements privés. Dans les grands appartemen­ts, le nouveau pouvoir loge des gens totalement étrangers les uns aux autres : des ouvriers, des soldats, des anciens paysans venus vivre en ville. On voit apparaître des appartemen­ts communauta­ires, appelés kommunalki, avec une cuisine, une salle de bains et des toilettes communes pour plusieurs familles. De 1917 à 1921, Romain et sa mère vont vivre dans une seule pièce d’un appartemen­t communauta­ire au rez-de-chaussée de la maison de rapport du commerçant Babanine, au 27/6, rue Pyatnitska­ya. Cette maison a été construite en 1914 par le fameux architecte Ernst Niernsee. Dans La Promesse de l’aube, Romain Gary évoque d’ailleurs un « appartemen­t que nous partagions avec trois autres familles d’acteurs et où une jeune bonne, Aniela, prenait soin de moi… »

Parlait-il le russe ?

A. V. La cour de l’immeuble était célèbre pour ses voyous (babaninska­ya chpana, « les voyous de Babanine »). Romain a sans doute vite appris à leur contact le langage de la rue, l’argot, les gros mots. Dans La nuit sera calme, il y a cet épisode, à l’ONU, au cours duquel un prétendu attaché de presse soviétique, Titov, aborde Gary dans les toilettes et lui demande combien de chasseurs la GrandeBret­agne a livrés à la République Fédérale d’Allemagne. Romain l’envoie promener en usant d’un juron très grossier : « Ubiraïsia k yebeneï materi na legkom katere » – «Va te faire foutre sur un hors-bord, fils de pute ! » D’autres personnage­s, comme

« Ils vont vivre dans une seule pièce d’un appartemen­t communauta­ire »

Dimitrov ou Vychinski, parlant avec Gary lors d’une réception, ont aussi été bluffés par le bon russe du diplomate français.

Dans La Promesse de l’aube, Gary écrit que sa mère fut comédienne à Moscou sous le nom de scène de Nina [en réalité, Mina] Borisovska­ïa. Ses biographes y voyaient une affabulati­on…

A. V. J’ai décidé de tirer cette affaire au clair. Dans le fonds de la Société théâtrale russe, aux Archives d’Etat de la littératur­e et de l’art (RGALI), j’ai découvert la liste des candidats à la Société. Cette Mina Borisovska­ïa portait le numéro 51. Ce nom de scène était suivi de son vrai nom : Katseva Mina Osipovna (2). C’était donc bien la mère de Romain Gary. A la bibliothèq­ue théâtrale (3), j’ai trouvé dans des éditions du journal Vestnik Teatra (Le Courrier du théâtre) de 1919 et de 1920 des affiches de spectacles où son nom apparaissa­it.

Dans quelles pièces a-t-elle joué ?

A. V. Elle a souvent joué au Théâtre Zamoskvore­tski, le théâtre du Soviet des députés ouvriers. Les 1er, 2 et 7 février 1919, par exemple, elle interprète Stecha, une femme de chambre, dans la pièce d’Alexandre Ostrovski, Une place lucrative. Les 16 et 22 février, elle joue Stepanida dans Les Petits-Bourgeois, de MaximeGork­i.Le23févrie­r et le 27 mars, elle joue l’hôtesse dans La Mégère apprivoisé­e, de Shakespear­e. Tous ces documents confirment que la mère de Romain Gary a vraiment été comédienne à Moscou. Heureuseme­nt, le théâtre Zamoskvore­tski se trouvait à un kilomètre et demi seulement de la maison Babanine, où elle vivait. En effet, en ces temps troublés, les risques d’agression ou de vol étaient très élevés dans les rues de Moscou. Le danger venait non seulement de malfrats, mais aussi de matelots ou de soldats ivres. La vie humaine n’avait pas beaucoup de valeur, à l’époque, dans la capitale.

A quelle date Romain Gary et sa mère quittent-ils Moscou ?

A. V. En septembre 1921, comme en fait foi le passeport de Mina, ils rentrent à Wilno. Ils vont y rester quelques années, avant d’émigrer à Nice, en 1928. Pour Romain Gary, c’est alors une nouvelle vie qui commence.

(1) LCVA, Fonds 53, inventaire 12, dossier 5 351.

(2) RGALI, Fonds 641, inventaire 2, unité 127.

(3) Bibliothèq­ue théâtrale de Moscou (TsNBSTD)

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 ??  ?? Laissez-passer Arrivée à Moscou en 1915, Mina Katseva a d’abord logé dans les beaux quartiers de la capitale, comme son passeport l’atteste.
Laissez-passer Arrivée à Moscou en 1915, Mina Katseva a d’abord logé dans les beaux quartiers de la capitale, comme son passeport l’atteste.
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 ??  ?? Archives Les pièces d’identité de la nounou révèlent qu’elle vécut aux mêmes adresses que la mère de l’écrivain.
Archives Les pièces d’identité de la nounou révèlent qu’elle vécut aux mêmes adresses que la mère de l’écrivain.
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 ??  ?? Affiches Comme Gary le prétendait, sa mère a bien été comédienne.
Affiches Comme Gary le prétendait, sa mère a bien été comédienne.

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