Le (vrai) bureau des légendes
Comme en témoigne l’excellente saison 7 d’Engrenages, l’unité Création originale de Canal + continue de résister à la concurrence, en donnant le ton des séries françaises. Mais pourra-t-elle faire face à l’offensive que prépare Netflix ? Enquête.
Vendredi 11 janvier, 13 heures. A cette heure-ci, généralement, le restaurant d’entreprise de Canal + est pris d’assaut. Ils sont tous déjà là, d’ailleurs, devant le stand de rôtisserie, en rang d’oignons : le capitaine Laure Berthaud, de la deuxième DPJ de Paris ; Louis XIV, du château de Versailles ; l’agent Malotru, de la DGSE ; le député maire Philippe Rickwaert, de Dunkerque ; les internes, du centre hospitalier d’Aulnay-sous-Bois. Et ils patientent, leurs oeufs mayo et leur céleri rémoulade déjà posés sur leur plateau. Cette scène est évidemment fictive, mais elle aurait pu se dérouler dans les locaux de la chaîne cryptée, à Boulogne-Billancourt. Car c’est bien là qu’ont été imaginés les héros des meilleures séries françaises : Engrenages (dont la saison 7 est diffusée à partir du 4 février, voir page 104), Versailles, Le Bureau des légendes, Baron noir, Hippocrate. Il est temps de raconter leur histoire. La vraie.
Ce qui se passe actuellement dans les coulisses de la Création originale (l’unité de Canal + chargée des séries) est aussi palpitant qu’un bon feuilleton télé, justement. Ce récit met en scène les aventures d’une petite équipe qui, à l’instar de l’irréductible village gaulois d’Astérix, résiste, encore et toujours, à une concurrence de plus en plus féroce, tout en s’imposant, au sein du groupe audiovisuel, comme l’avenir d’une entreprise en difficulté financière. Son grand patron, Vincent Bolloré, qui a bouleversé la stratégie éditoriale de la chaîne à son arrivée aux commandes, en 2015, lui accorde toujours une liberté absolue. Car la méthode est payante. Quinze ans après son lancement, cette unité, grâce au flair et à l’expérience de ses dirigeants, continue de donner le ton des productions tricolores. Pourtant, à l’heure où Netflix prépare une offensive majeure sur la fiction hexagonale, sa pérennité n’a jamais paru aussi incertaine.
Etrangement, en ce début d’année, l’atmosphère est calme dans le bureau d’Arielle Saracco, la directrice de la Création originale. « Quand la pression se fait sentir, il ne faut pas se laisser influencer par les choix des concurrents (voir l’encadré page 93), explique-t-elle. Ce n’est pas parce que Netflix annonce la mise en chantier de plusieurs feuilletons français que nous allons faire n’importe quoi. Nous allons continuer à proposer des séries qui nous plaisent. »
En clair, depuis la saison 1 d’Engrenages, la première série maison, Canal + produit des fictions selon une logique de l’offre et non de la demande. « Au fond, les diffuseurs traditionnels, avec leurs études d’audience, et les plateformes numériques, avec leurs algorithmes, partagent la même méthode : ils commandent des oeuvres en fonction de l’idée qu’ils se font des goûts de leurs téléspectateurs, analyse Claude Chelli, producteur de Versailles
Les aventures de l’irréductible petite équipe de BoulogneBillancourt
(Canal +) et d’Osmosis (prochainement sur Netflix). L’exercice est intéressant, mais il peut être frustrant. » C’est pourquoi la chaîne cryptée représente encore le Graal pour les créateurs.
Une question de liberté artistique. Mais aussi de savoir-faire. Fabrice de la Patellière, qui pilote au quotidien l’équipe de la Création originale (quatre personnes), est en poste depuis plus de quinze ans ; une longévité rare dans le milieu et précieuse pour les professionnels de la fiction. « Tout l’argent du monde ne pourra jamais remplacer une telle expérience, estime le coproducteur de Vernon Subutex, Emmanuel Daucé, qui termine avec Juliette Favreul Renaud et Estelle Sanson l'adaptation des romans de Virginie Despentes pour la chaîne (diffusion en avril). Ils ont l’intelligence de s’ajuster à la sensibilité des auteurs et de respecter leur rythme de travail. » Si la méthode artisanale a parfois ses limites (Les Revenants ont attendu trois ans avant de revenir à l’antenne ; la série ne s’en est jamais remise), l’accompagnement à la carte
est un argument de taille pour attirer les meilleurs créateurs. « Ce sont eux qui parlent le mieux le langage du feuilleton en France, confirme le réalisateur d’Hippocrate, Thomas Lilti. Ils ont un avis sur tout : l’arc narratif, les intrigues secondaires, le suspense, l’intention des personnages… Grâce à eux, la série s’en trouve forcément grandie. » Diffusée en novembre, Hippocrate a fait un carton auprès des jeunes abonnés, confortant, une fois de plus, l’équipe dans l’exercice de ses fonctions.
Une aubaine, à l’heure où Canal + connaît des moments difficiles : la chaîne vient de subir un plan d’économie de 400 000 euros ; elle peine toujours à enrayer le départ de ses abonnés, malgré ses nouvelles offres bradées; elle a perdu les droits de diffusion de la Ligue 1 de football pour 2020 (pilier de l’abonnement)… A priori, le contexte n’est pas favorable à l’investissement. Encore moins à la prise de risque. Mais, grâce à ses excellents résultats, la Création originale s’impose dans son coin. Versailles s’est vendue dans 135 pays. Le Bureau des légendes est devenu, pour les critiques, un des meilleurs feuilletons de tous les temps. Engrenages est un succès sur les ondes de la BBC. « Pourquoi changer une équipe qui gagne ? questionne Maxime Saada, président du directoire du Groupe Canal +. Aujourd’hui, les séries sont ce que nous faisons de mieux. Et si nous devons perdre certains droits du football, elles nous permettent de rester attractifs auprès de nos abonnés. »
La stratégie a un sens. Et, de fait, le budget consacré à la Création originale ne cesse d’augmenter : 23 millions d’euros en 2003, 40 millions en 2010, 65 millions en 2018 et… environ 85 millions en 2019 (le nombre de productions annuelles passe de six à huit). A employer comme bon lui semble. L’équipe a carte blanche.
« Nous avons peu de comptes à rendre à la direction, confirme Fabrice de la Patellière. Après les diffusions, personne ne vient nous voir avec les résultats d’audience pour commenter notre travail. » Reste que Maxime Saada, occasionnellement, dessine les grandes orientations. « C’est moi qui leur ai commandé un feuilleton médical, révèle-t-il. Demain, j’aimerais qu’ils nous proposent un western…
Mais, s’il m’arrive d’être en désaccord avec eux, ce sont toujours eux qui tranchent. »
Jusqu’ici, la confiance règne. Mais pour combien de temps? Si, pour l’instant, Netflix et Amazon ont produit des séries françaises d’une nullité affligeante, leurs derniers investissements risquent de changer la donne. La firme de Los Gatos, en Californie, qui revendique 4 millions d’abonnés dans l’Hexagone, a mis en chantier plusieurs fictions tricolores. « Il n’y a aucune raison qu’ils ne parviennent pas à produire de bons feuilletons; ils ont démarché tous nos producteurs », s’agace Fabrice de la Patellière. « Nous serons sûrement bientôt amenés à travailler avec les plateformes, confirme Caroline Benjo, responsable des Revenants et de The Young Pope. Mais, aujourd’hui, les conditions qu’ils nous imposent sont difficiles; il faut espérer qu’elles évolueront. »
Avec Netflix, les producteurs sont dépossédés de leurs droits et réduits au simple rôle d’exécutants. Quant aux auteurs, ils sont sommés de travailler à un rythme effréné… Le rayonnement international proposé par la plateforme a un prix. « Peut-être qu’à l’instar de ce qui se passe actuellement dans l’alimentation, les gens feront bientôt attention aux conditions de fabrication des oeuvres », espère Fabrice de la Patellière. Grâce à ses méthodes artisanales, Canal + serait aux séries ce que le bio est à la nourriture… Pourquoi pas ?
Pour l’instant, la qualité reste le meilleur rempart contre Netflix. Aux Etats-Unis, la chaîne HBO (Game of Thrones) parvient encore à lui tenir tête. « On se rassure comme on peut, conclut le directeur de la fiction. Et on bosse. »
Il est presque 14h30. Le restaurant d’entreprise est vide. C’est bon signe.
« Nous serons sûrement bientôt amenés à travailler avec les plateformes »