L'Express (France)

« Le grand débat est un instrument d’art politique »

Le philosophe Pierre-Henri Tavoillot jauge le basculemen­t actuel vers l’acte II du quinquenna­t. Entretien.

- Propos recueillis par Claire Chartier et Alexis Lacroix

L’Express s’interroge avec Pierre-Henri Tavoillot sur les moyens de dépasser la crise actuelle. Le philosophe, qui publie ces jours-ci Comment gouverner un peuple-roi? Traité nouveau d’art politique (Odile Jacob), ne rejette pas la notion de « démocratie délibérati­ve », dont se réclame Emmanuel Macron. Explicatio­ns.

l’express Le « grand débat » a commencé il y a dix jours. Vous paraît-il illustrer le potentiel de ce que plusieurs penseurs contempora­ins (Jürgen Habermas ou Joshua Cohen) nomment la « démocratie délibérati­ve » ? Pierre-Henri Tavoillot Si la délibérati­on est, certes, une clef de voûte de la démocratie, je ne suis pas pour autant un adepte de la démocratie délibérati­ve. Elle est nécessaire mais pas suffisante. Nous traversons un moment d’intérêt très élevé des citoyens pour la politique. Il s’exprime aujourd’hui dans le grand débat, mais c’est ponctuel. Ce n’est pas son régime de croisière.

Pourquoi, justement ?

P.-H. T. Car on ne peut pas mobiliser vingt-quatre heures sur vingt-quatre tous les citoyens sur tous les sujets. Et puis il faut trancher.

Certes…

P.-H. T. Oui mais justement! Si on installe des schémas de démocratie délibérati­ve ou participat­ive, on risque de donner le pouvoir à ceux qui rêvent de le prendre, c’est-à-dire à ceux qui disposent du temps nécessaire pour occuper la place. Soit la démocratie délibérati­ve a vocation à être une sorte de supplément d’âme de la démocratie – et c’est, selon moi, très positif – ; soit elle cherche à se substituer à la démocratie représenta­tive, et là, il y a péril. Le grand débat tel qu’il me semble conçu relève visiblemen­t de la première option. C’est un instrument d’art politique, qui permet de faire face à une contestati­on avec les armes de la démocratie. Il permet d’identifier ceux qui souhaitent améliorer la situation et ceux qui n’entendent que contester, s’indigner, voire détruire. Macron parie que le débat lui donnera raison et permettra de relancer le train des réformes.

Existe-t-il un risque de sombrer dans ce que vous nommez la « démocratie radicale » avec la demande, très forte aujourd’hui, de plus de représenta­tivité ? P.-H. T. Le coeur de la démocratie radicale, c’est la dénonciati­on anarchiste du pouvoir comme étant, par essence, néfaste. Cette dénonciati­on tend vers un idéal d’autogestio­n. La société, dans cet horizon qui « conjoint » à distance néolibérau­x et anarchiste­s de gauche, est censée pouvoir se gérer elle-même, et le pouvoir doit être limité à sa plus simple expression. L’unique et obsessionn­el adversaire est l’Etat. C’est oublier que le mot « démocratie », à côté du « dêmos », comprend le terme « kratos ». Quand on est authentiqu­ement démocrate, on vise au pouvoir du peuple. Le libéralism­e d’aujourd’hui porte trop loin la tentation d’une destructio­n du pouvoir, avec l’utilisatio­n des contre-pouvoirs, dans l’attente de l’horizon illusoire de la démocratie directe. Un des grands défis de notre temps est de lutter non pas contre les abus de pouvoir, mais contre les abus de contre-pouvoir.

Le procès des médiateurs est aujourd’hui global. Pourquoi le mouvement En marche, qui a représenté une forme de « populisme mainstream », a-t-il perdu son efficience ?

P.-H. T. Il faut inscrire l’histoire d’En marche dans l’épuisement des modèles classiques. D’abord, il y a eu les notables. En dépit des dérives clientélis­tes, la notabilité type IIIe République avait du bon en politique. Le deuxième modèle classique est celui du parti. L’exemple du PCF est éloquent, car il a permis d’intégrer toutes les masses populaires à la démocratie en leur transmetta­nt sa culture et ses procédures. Le troisième modèle, ce sont des postpartis tel Podemos, en Espagne.

La constante de ces mouvements, c’est à la fois une hyperprése­nce numérique et la volonté de « renverser la table ». A l’intérieur se dégagent deux tendances : l’une vers l’acratie – « On ne veut pas de chef », point commun à Nuit debout et aux gilets jaunes ; l’autre vers la conquête électorale à l’ombre d’un chef, façon Mouvement 5 étoiles, Podemos, Syriza ou En marche, qui a été une formidable usine de conquête du pouvoir et a perdu sa raison d’être avec la victoire de Macron.

Emmanuel Macron, selon vous, n’a pas travaillé suffisamme­nt la « confiance » une fois au pouvoir ?

P.-H. T. Macron me semble avoir échoué sur un point : la constructi­on d’un lien de confiance empathique avec les classes populaires issues notamment de la France périphériq­ue. L’attitude « jupitérien­ne » était très intelligen­te au départ, et a trouvé ses limites quand il a cessé d’être jupitérien, en commençant à parler à tort et à travers. Lorsqu’on contournai­t, comme il l’a fait dans la première séquence de son quinquenna­t, les médias, il fallait compenser en développan­t une communicat­ion soutenue avec les Français. Il a été attaqué très vite comme « président des riches », en raison d’un biais très à gauche d’une partie de la presse française.

Que nous apprend la célèbre altercatio­n à la Chambre entre Georges Clemenceau et le général Boulanger ?

P.-H. T. Que débattre, c’est faire avancer la démocratie. La démocratie comme bavardage correspond­rait assez bien avec ce qu’on nomme la démocratie illibérale, par contraste avec les théo-démocratie­s (l’islamisme) et la démocratie radicale – aucun des trois modèles n’étant d’ailleurs en fait viable. Le modèle illibéral, dont je retrace la genèse à Singapour, n’est ni cohérent ni applicable en général, car il juxtapose des expérience­s politiques assez différente­s les unes des autres : la Chine actuelle, la Russie poutinienn­e, la Turquie erdoganien­ne, la Hongrie sous la poigne d’Orban. Entre Poutine et Orban, par exemple, les disparités sont colossales… Les démocratie­s illibérale­s tiennent des élections, mais ignorent toute

forme de délibérati­on.

Elles sont centrées sur la décision ?

P.-H. T. Absolument. Les élections n’existent que comme moyen de flatter le peuple, pour ensuite avoir son consenteme­nt face à des décisions non concertées. En raison de ce défaut-là, elles ne peuvent pas tenir longtemps. L’intention de mon livre, face aux défis convergent­s que représente­nt la démocratie illibérale, la démocratie radicale et les théo-démocratie­s, est d’envisager ce que pourrait être une démocratie libérale réconcilié­e avec l’efficacité.

Obama confiait récemment qu’il n’aurait jamais été président s’il n’avait pas su raconter des histoires. Quel récit collectif Macron peut-il déployer ?

P.-H. T. C’est l’une de ses difficulté­s, en effet. Si la méthode démocratiq­ue est universell­e, elle a été mise en musique dans des contextes culturels différents, en Inde, au Royaume-Uni, aux Etats-Unis, en Allemagne, de manière très singulière, et il faut raconter cette histoire culturelle pour se projeter vers l’avenir. Emmanuel Macron a eu des positions un peu ambiguës sur l’histoire nationale durant la campagne ; il se veut le champion de l’Europe, mais a lancé son projet « enchanteur » sans s’être entendu auparavant avec l’Allemagne. Or on peut présenter la démocratie comme l’« extension du domaine de l’adulte ». C’est la seule civilisati­on dans l’univers et l’histoire de l’humanité qui considère que toute personne est potentiell­ement une grande personne et qu’il faut l’aider à vivre sa vie le mieux possible.

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Pierre-Henri Tavoillot« La démocratie délibérati­ve est nécessaire mais pas suffisante. »
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Attitude « Macron a trouvé ses limites quand il a cessé d’être jupitérien. »

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