L'Express (France)

« Il manque à l’UE la volonté de peser sur le monde »

Au lendemain de la signature du traité d’Aix-la-Chapelle qui déchaîne les complotist­es, l’économiste Daniel Cohen décrypte les enjeux européens de 2019.

- Propos recueillis par Alexis Lacroix

Auteur de nombreux essais (dont, dernièreme­nt, Le monde est clos et le désir infini, et « Il faut dire que les temps ont changé... » Chronique ( fiévreuse) d’une mutation qui inquiète, tous deux chez Albin Michel), Daniel Cohen, professeur à l’ENS et chef de file de l’Ecole d’économie de Paris, analyse l’année européenne assez décisive qui commence.

l’express Au lendemain de la signature du traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle, qu’est-ce que l’Europe, selon vous ?

Daniel Cohen L’Europe est, d’abord et avant tout, une constructi­on politique – un projet qui consiste à surmonter les abîmes et les désastres que le continent a connus au cours de la première moitié du XXe siècle. Après la paix « carthagino­ise » que la France avait imposée à l’Allemagne en 1918, qui faisait elle-même écho à la capture de l’Alsace et la Lorraine en

1870, les deux vaincus de l’Histoire universell­e, la France et l’Allemagne, ont compris qu’il fallait passer à autre chose.

Dans la période post-traumatiqu­e de l’après-guerre, les Européens ont pris conscience qu’il n’était pas possible de continuer comme avant ; ils ont compris aussi, avec le plan Marshall, notamment, qu’il n’était pas souhaitabl­e, pour eux, de rester ad vitam a eternam sous tutelle américaine. D’où la Communauté de défense, avortée; puis, la constructi­on d’une union économique, moyen de contourner l’obstacle politique, mais dans l’espoir d’y revenir. Reprenant les mots apocryphes de Jean Monnet [« Si c’était à refaire, je recommence­rais par la culture »] L’Europe ne s’est pas construite sur la célébratio­n de Dante, de Goethe, ou de Victor Hugo… La CEE, puis l’UE ne se sont pas fondées sur une hypothétiq­ue nation européenne, mais sur un projet explicitem­ent post-national…

Après six décennies d’existence, ce projet politique post-national est-il menacé ?

D. C. La montée planétaire du néopopulis­me se nourrit des frustratio­ns et des colères qu’exacerbe la mondialisa­tion. A l’échelle de notre continent, un besoin très fort de protection, de sécurité et de frontières se fait sentir. L’Europe donne le sentiment d’avoir échoué à protéger ses citoyens. Tout, bien sûr, n’est pas faux dans cette critique. Mais on oublie parfois qu’à l’époque où la France avait une politique monétaire et budgétaire autonome, elle était sacrément contrainte par les crises du marché des changes et des monnaies… De manière silencieus­e, l’euro a protégé la France et l’Italie d’une panique monétaire qui aurait très bien pu se déclencher après la chute de Lehman Brothers. Jamais les taux d’intérêt n’ont été si bas sans que cela engendre une crise des changes. Il reste beaucoup à faire pour améliorer les choses, mais l’Europe conserve un rôle crucial…

Lequel, justement ?

D. C. Dans un monde où émergent plusieurs nouveaux acteurs globaux comme la Chine ou l’Inde, l’UE permet potentiell­ement à quelque 500 millions de personnes d’imposer leur vision (taxation climatique, normes commercial­es, régulation des Gafa, migrations, etc.). Elle peut peser sur le monde. Ce qui lui manque, c’est la volonté collective de le faire vraiment… Peser sur les orientatio­ns internatio­nales, c’est la perspectiv­e qu’offre l’Union à 27. Elle implique aussi des contrepart­ies et des contrainte­s.

Comment l’UE aborde-t-elle l’échéance électorale de mai 2019, avec les élections au Parlement ?

D. C. J’ai l’impression que l’issue de ce scrutin dépendra de l’aptitude qu’aura la droite conservatr­ice européenne à contenir le populisme d’extrême droite. Sera-t-elle, vis-à-vis de lui, un rempart ou un auxiliaire ? Une force d’endiguemen­t ou, au contraire, une force d’appoint ? Face au populisme souveraini­ste et xénophobe, les droites ont, à l’échelle de l’Europe, un défi à relever, et un choix décisif à effectuer. La CDU et la CSU, en Allemagne, peuvent encore contribuer à colmater le néopopulis­me de Viktor Orban en le rappelant à l’ordre, sans l’isoler et le pousser dans les bras de Salvini ou de Le Pen…

Emmanuel Macron, se désigne lui-même comme le pôle de résistance à ce populisme souveraini­ste et xénophobe. A-t-il raison ?

D. C. Je le comprends, car il y a un grand danger du côté de ce populisme de droite. Pour ma part, je n’ai jamais adhéré à l’idée selon laquelle le clivage gauchedroi­te était dépassé, et remplaçabl­e par l’alternativ­e progressis­tes-« nationaux conservate­urs ». L’opposition droite-gauche est compatible avec la démocratie. Une alternance entre ces deux blocs est possible et souhaitabl­e, chacun apprenant des erreurs de l’autre. A bipolarise­r les enjeux, comme le fait Macron, on court le risque que le besoin d’alternance finisse par donner la victoire à Marine Le Pen. Le sujet reste, pour la gauche comme pour la droite, en France de même que chez nos voisins, celui des compromis à trouver avec leurs propres radicalité­s. La gauche a toujours cherché un point de synthèse entre son versant réformiste et ses franges plus radicales et révolution­naires. Idem à droite. A gauche, beaucoup d’électeurs de La France insoumise, très sensibles à la nécessité de la redistribu­tion, ne sont pas par essence des adversaire­s acharnés ou systématiq­ues du projet européen.

Et donc ?

D. C. La gauche réformiste – les « progressis­tes » dans le lexique de Macron – doit continuer à leur parler. Un économiste de gauche comme Thomas Piketty attend précisémen­t d’un renforceme­nt de l’UE qu’il débouche sur une taxation accrue des plus riches, donc sur davantage de redistribu­tion. Etre pour ou contre l’Europe, c’est un jugement trop global et imprécis. Veut-on en sortir au nom de la justice fiscale ou pour mettre dehors les immigrés ? Toutes les critiques adressées à l’Europe ne se valent pas, contrairem­ent à ce que peut suggérer la dichotomie macronienn­e entre « progressis­tes » et « conservate­urs ».

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Responsabi­lité « Face au populisme souveraini­ste, les droites ont un défi à relever. »

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