L'Express (France)

Le traité de l’Elysée et la force de frappe

Alors que la France et l’Allemagne signent le document le 22 janvier 1963, L’Express s’interroge sur la réaction des Etats-Unis.

- Par Jean-Jacques Servan-Schreiber

Le chef de l’Etat français et le chancelier de l’Allemagne fédérale ont créé, disent-ils, un « événement historique qui met fin à quatre cents ans de luttes meurtrière­s ». Ils nous excuseront de penser que si le mot « fin » a été mis sur l’histoire des grandes guerres du type 1870, 1914 ou 1940, c’est davantage par les professeur­s Einstein et Fermi à Hiroshima, il y a dix-huit ans, que par l’accolade de l’Elysée cette semaine.

Qu’on s’aime ou qu’on ne s’aime pas, il n’y a plus de guerre possible entre la France et l’Allemagne. C’est un fait, ce n’est pas une décision. L’entente cordiale franco-allemande, ce n’est pas une politique de rechange, c’est une mise en scène de rechange.

D’ailleurs, pas plus qu’entre la France et l’Allemagne, il n’y aura désormais de guerre entre l’Italie et l’Angleterre, ou entre l’Angleterre et la France, etc. Cette évidence est le fond du problème : il n’y a plus de défense nationale. Or on agit, on parle et on dépense comme s’il y en avait encore.

On arrive donc tout droit à des malentendu­s, des impasses, et à la crise actuelle du monde atlantique.

Le général de Gaulle ayant défini solennelle­ment une politique d’indépendan­ce se trouve isolé et critiqué de toute part. Les hommes d’Etat comme les journaux, à peu près unanimes, lui donnent tort. En Amérique et en Angleterre, mais aussi en Italie, en Allemagne, en Belgique, etc. Sauf son ami Adenauer, dont le mandat expire.

Seulement, méfions-nous : ce n’est pas parce qu’il est seul qu’il a tort. Ce n’est pas parce que le New York Times, le Frankfurte­r Allgemeine Zeitung ou le Manchester Guardian expliquent pertinemme­nt que sa politique est mauvaise pour l’Amérique, l’Allemagne ou l’Angleterre, qu’elle est, ipso facto, mauvaise pour la France. La presse étrangère n’est pas la Bible, et elle ne convaincra pas les Français. Plutôt le contraire. […] Pris entre ces deux feux, il faut donc raisonner.

Et d’abord, il faut simplifier. D’où vient la grande crise qui secoue l’Occident ? Du conflit entre la position française et la position américaine. L’une et l’autre irréaliste­s. Le général de Gaulle veut que la France, puis les autres nations, par leurs efforts et leurs dépenses, retrouvent l’indépendan­ce en matière de guerre et de paix. C’est impossible.

Le président Kennedy voudrait que les nations européenne­s fassent, en cette matière, totalement confiance aux Etats-Unis et s’en remettent à Washington pour leur défense et leur destin. Ce n’est pas possible. D’où la crise.

L’équation gaulliste est fausse, et il est étonnant que tant d’hommes, chez nous, s’y laissent prendre. La force de frappe nationale, en effet, qu’est-ce que cela veut dire? Non pas que la nation se dote d’un armement nucléaire qui interdise aux Russes d’arriver à Paris ou de détruire la France, mais d’une force capable d’entraîner, même s’ils ne le veulent pas, les EtatsUnis dans la guerre. En somme, un détonateur. Il s’agit, selon cette thèse officielle, d’être en état, si un conflit surgit qui nous concerne directemen­t et nous seuls, de forcer, en frappant un premier coup atomique, l’Amérique à entrer en guerre à nos côtés – qu’elle le veuille ou non. C’est un enfantilla­ge. […]

Ainsi le raisonneme­nt – du détonateur – sur lequel repose la stratégie de la petite force de frappe nationale ne tient pas debout. Alors, répondent les Américains, il faut donc, vous le voyez bien, s’en remettre à nous. L’insuffisan­ce de cette propositio­n fait la force apparente de la politique gaulliste. […]

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