L'Express (France)

“SI ON N’APPORTE AUCUNE RÉPONSE À LA DEMANDE DE LA RUE CONCERNANT LA TAXATION DES GRANDES FORTUNES, ON VA PASSER À CÔTÉ DES DÉBATS”

La pilule de la suppressio­n de l’ISF a encore du mal à passer. Un an après sa disparitio­n, on phosphore, à droite comme à gauche, sur l’imposition des plus aisés.

- Par Béatrice Mathieu

Ils sont arrivés à la nuit tombée. Souvent seuls, serrant quelques papiers chiffonés dans la main ou une chemise cartonnée sous le bras, la tête rentrée dans les épaules pour éviter une fine pluie glaciale. Ce mardi 5 février, à la Maison de l’environnem­ent d’Arcueil – petite commune de la banlieue sud de Paris, on débat. La députée LREM Albane Gaillot a organisé une rencontre citoyenne, comme il en fleurit un peu partout sur le territoire. Thème de la soirée : la fiscalité et les dépenses publiques. Aride mais pas « repoussoir ». Une centaine d’habitants du coin ont répondu à l’appel. Nombre de tempes grisonnant­es, quelques jeunes en sweat à capuche, des artisans, des cadres au costume-cravate fatigué, des sympathisa­nts communiste­s et de la France insoumise… Un modèle réduit de la classe moyenne, un brin déboussolé­e mais pas vraiment surprise par la crise sociale que traverse le pays. Les chaises ont été installées en cercle. Le micro commence à circuler. Pas d’invective ni de coup de gueule. L’ambiance est grave, comme dans une sorte de thérapie de groupe, où la parole se libère enfin. On parle paradis fiscaux, taxation des Gafa, TVA réduite sur les produits de première nécessité et… ISF. Timide, Isabelle, la quaran-

taine, se lance : « Moi, pour avoir le bonus des 100 euros sur la prime d’activité, on me réclame des comptes. Pourquoi ceux à qui Macron a fait le cadeau de l’ISF ne doivent-ils pas aussi en rendre ? » « On pourrait demander où est parti l’argent ? A l’étranger ? Dans les actions ? » renchérit un quinqua.

L’ISF, UN APPEL À L’EXIL ?

L’impôt sur la fortune, c’est l’impôt totem. Une taxe dont les recettes sont inversemen­t proportion­nelles aux passions qu’elle déchaîne. Créé en 1982, dans la frénésie mitterrand­ienne, l’ISF mine les débats politiques français depuis trente-sept ans. Chirac impute une partie de sa défaite face à Mitterrand en 1988 à son abrogation, deux ans plus tôt. Rocard le réintrodui­t dès son arrivée à Matignon, en promettant qu’il servira à financer le RMI. Une promesse vite envolée. Sarkozy imagine un moment de le supprimer, mais finit par relever son seuil à 1,3 million d’euros, exonérant des milliers de Français. Une mesure aussitôt détricotée par Hollande. Macron, enfin, le dynamite. En affirmant vouloir récompense­r la prise de risque, l’entreprene­uriat et décourager la rente, il supprime l’ISF en janvier 2018 et le remplace par l’IFI, un impôt centré sur la fortune immobilièr­e. Ce big bang – un cadeau fiscal de plus de 3 milliards d’euros aux plus aisés selon ses détracteur­s – va nourrir son image de « président des riches ».

L’ISF était-il vraiment un pousseau-crime, une incitation à l’exil fiscal ? Les débats sont sans fin. Un récent rapport remis par Bercy au Parlement recensant les départs de France des riches contribuab­les – que L’Express s’est procuré – révèle que, sur la dernière année connue, en 2016, 622 ménages français soumis à l’ISF ont plié bagage. Sur la même année, 98 sont revenus dans l’Hexagone. Au total, en prenant en compte l’ensemble des départs et des arrivées, ce sont 4210 foyers fiscaux qui ont quitté le territoire depuis 2008. Impossible de savoir si l’ISF est la raison principale de l’exil. Depuis 2016, aucune statistiqu­e. On navigue à l’aveugle. « L’hémorragie des bases fiscales dont on nous a parlé pendant des années est un fantasme », dénonce Gabriel Zucman, économiste et professeur à l’université de Berkeley, aux Etats-Unis. Reste que les histoires de patrons de grosses PME partis en Belgique ou de startupers s’envolant à Londres avant de vendre leur boîte sont légion. Avec deux de ses collègues de l’Université d’Harvard, l’économiste Stefani Stantcheva a suivi, sur des années, le parcours de milliers « d’innovateur­s » originaire­s de six pays différents. La jeune femme est formelle : le niveau de taxation est déterminan­t dans la localisati­on de ce qu’elle appelle les « inventeurs superstars »…

« UNE FAUTE POLITIQUE »

Il y a un homme que cette affaire d’ISF agace. C’est Philippe Aghion, professeur au Collège de France. L’économiste fait partie des soutiens de la première heure du candidat Macron, et il a largement inspiré son programme. « Bien sûr qu’il fallait en finir avec l’ISF. Le capital, c’est-à-dire l’argent, est mobile. Il fallait s’aligner sur nos voisins européens », déclare-t-il aujourd’hui. Alors d’où vient son irritation ? « Macron a oublié l’autre partie de l’équation. Nous devions supprimer l’ISF, instaurer le prélèvemen­t unique à 30 % sur les revenus du capital, mais aussi et surtout démonter toutes les niches fiscales, qui profitent essentiell­ement aux ménages les plus aisés. Au

Le niveau de taxation est déterminan­t dans la localisati­on des innovateur­s

lieu de quoi, le gouverneme­nt a diminué les APL et désindexé les retraites. C’est une erreur économique et une faute politique. » La charge est sévère.

« Attendons que la réforme produise ses pleins effets », soutient Cendra Motin, députée LREM et membre de la commission des Finances à l’Assemblée nationale. Les défenseurs de la mesure s’accrochent aux moindres signaux faibles. L’un d’eux? L’argent afflue dans les start-up tricolores : au premier semestre 2018, les investisse­ments dans les PME innovantes ont atteint 2 milliards d’euros – un montant record –, en hausse de 61 % par rapport à l’an passé, d’après le dernier baromètre EY. Difficile, cependant, d’isoler le seul effet ISF. « Faire de la politique, c’est prendre en compte les symboles. On ne peut pas tout le temps faire de la comptabili­té. Si on n’apporte aucune réponse à la demande de la rue concernant la taxation des grandes fortunes, on va passer à côté des débats », s’inquiète le député LREM du Vaucluse, Jean-François Cesarini.

IMPÔT RELOOKÉ

Comment corriger le tir? Depuis quelques semaines, c’est le concours Lépine de la créativité fiscale. Alors que le Parti communiste vient de déposer un projet de loi rétablissa­nt feu l’ISF, la France insoumise, elle, suggère la création de nouvelles tranches pour l’impôt sur le revenu, proposant de taxer à 90 % les revenus supérieurs à 400000 euros! Gérald Darmanin, le ministre de l’Action et des comptes publics, a un temps réfléchi à abaisser le plafond global des niches fiscales, actuelleme­nt de 10 000 euros… avant d’être renvoyé dans ses cordes par le président de la République. Au sein même du groupe LREM à l’Assemblée nationale, ça phosphore sec. Reprenant une idée de l’économiste Frédéric Douet, professeur à l’Université de Rouen Normandie, 22 députés de la majorité ont imaginé un ISF relooké, ouvrant droit à un crédit d’impôt de 100 % (sans plafond) en cas d’investisse­ment dans une PME. « Il faut flécher les cadeaux fiscaux. Si le contrat n’est pas respecté, alors les contribuab­les paieront leur ISF intégral », précise Frédéric Douet. La carotte et le bâton. « On verra en fin d’année si l’argent a irrigué l’économie réelle. Il faudra en tirer les conséquenc­es », précise Jean-François Cesarini, l’un des 22 signataire­s de la propositio­n.

On verra… ou pas. Certes, un comité d’évaluation a été mis sur pied et doit rendre son premier avis à l’automne. Mais Bercy et la puissante direction générale des Finances publiques traîneraie­nt les pieds pour fournir toutes les informatio­ns statistiqu­es. « Nous venons tout juste de recevoir les données de 2017, l’intendance ne suit pas. Tout ce qu’on pourra faire, ce sont des extrapolat­ions à partir d’exemples étrangers », confesse un membre de ce comité.

En France, les 1 % les plus riches possèdent 18 % des richesses totales

Un peu maigre pour en tirer des conclusion­s.

D’autant que l’ISF n’est pas forcément le bon outil pour rétablir une certaine justice fiscale et sociale. Le gros problème de la France? Les inégalités de patrimoine. Les 1 % les plus riches possèdent 18 % des richesses totales et les 10 % les plus favorisés près de 52 %. Mais les 40 % les plus pauvres n’en détiennent que 3 %. Or, pour des raisons démographi­ques, le décès des génération­s nombreuses d’après-guerre va entraîner, dans les années qui viennent, une hausse significat­ive des montants transmis. « Le risque, c’est une concentrat­ion de plus en plus importante du patrimoine entre les mains des plus aisés. Il faut un garde-fou », s’inquiète l’économiste Etienne Lehmann. Lequel? Oser s’attaquer au tabou de la taxation des héritages, notamment des plus gros. Le Conseil d’analyse économique (CAE), un think tank dépendant de Matignon, a promis un rapport sur le sujet pour l’automne. « Taxer plus fortement les succession­s à partir d’un certain montant », suggère Philippe Martin, le président du CAE. Politiquem­ent, un sujet peut-être encore plus inflammabl­e que celui de l’ISF.

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Frustratio­nLes inégalités de patrimoine se sont accrues en France. Les 10 % les plus favorisés détiennent 52 % des richesses.
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