L'Express (France)

« DE NOMBREUX FRANÇAIS NE SE SENTENT PAS PERSONNELL­EMENT CONCERNÉS PAR CE FLÉAU »

Edouard Philippe sait qu’il va énerver : « Nous avons un problème. » Il s’engage fermement et précise comment le gouverneme­nt veut lutter contre l’antisémiti­sme.

- Propos recueillis par Corinne Lhaïk, Eric Mandonnet et Anne Rosencher

l’express Toute la classe politique s’accorde à dire que l’antisémiti­sme n’est pas que l’affaire des juifs. Mais entre deux émotions, pourquoi est-ce que « ça n’imprime pas », pour reprendre les mots d’Elisabeth Badinter?

Edouard Philippe Il faut regarder les choses en face. L’antisémiti­sme est très profondéme­nt enraciné dans la société française. On aimerait penser le contraire, mais c’est un fait. J’ajoute une autre vérité qui dérange : l’idée selon laquelle l’antisémiti­sme ne serait que l’affaire des juifs est encore très répandue. De nombreux Français sont contre l’antisémiti­sme, mais ils ne se sentent pas personnell­ement concernés par ce fléau.

Le mouvement des gilets jaunes a-t-il entraîné une libération de l’insulte antisémite ?

E. P. Il serait faux et absurde de dire que le mouvement des gilets jaunes est antisémite. Je pense, en revanche, – et c’est plus inquiétant – qu’à l’occasion de la crise des gilets jaunes, un certain nombre de garde-fous ou de digues sont tombés. On parle de libération de la parole, c’est en vérité beaucoup plus que cela. Des interdits qui créent les conditions d’une vie sociale paisible ont été remis en cause. Et parmi ces éléments, il y a l’antisémiti­sme. Cela touche aussi le respect des symboles de la République, des journalist­es, des élus, comme le respect des églises, des synagogues ou des cimetières… S’en prendre à Alain Finkielkra­ut, c’est précisémen­t s’en prendre à un symbole de la République, à l’indispensa­ble figure de l’intellectu­el engagé.

Que signifie chez certains la référence permanente à Rothschild s’agissant d’Emmanuel Macron ?

E. P. Poser la question, c’est y répondre. Les biais antisémite­s ont la vie longue. Ils sont souvent portés, consciemme­nt ou inconsciem­ment par des gens qui, par ailleurs, se parent de toutes les vertus républicai­nes.

Vous parlez d’une partie de La France insoumise, par exemple ?

E. P. Toute une série de gens… C’est trop facile de pointer des courants politiques car ils ne sont jamais homogènes.

Vous pensez à cette caricature d’Emmanuel Macron faite par LR durant la campagne, qui le montrait en banquier avec un gros cigare ?

E. P. Bien sûr. Une affaire honteuse, scandaleus­e, très vite corrigée.

François Fillon était immédiatem­ent intervenu…

E. P. Je ne crois pas une seconde que François Fillon ait cautionné quoi que ce soit. Il n’empêche que cette caricature a existé. Quelqu’un l’a conçue, imaginée, réalisée, diffusée…

Alexis Corbière [La France insoumise] a sous-entendu que le gouverneme­nt pouvait « instrument­aliser » les actes antisémite­s pour nuire aux gilets jaunes.

E. P. Malheureus­ement, le sujet est durablemen­t enraciné dans l’imaginaire et dans les fonctionne­ments politiques. Vous avez traditionn­ellement les racines d’un antisémiti­sme très à gauche ou très à droite, mais cette propension existe aussi chez des gens modérés, vraiment pas des extrémiste­s ou des énervés, des personnes « bien élevées », qui ne peuvent s’empêcher de dire : « Ah oui, mais il est juif ! » Je sais bien qu’en disant cela, je peux énerver beaucoup de gens, qui pensent que le problème n’existe pas, ou qui n’aiment pas qu’on en rappelle l’existence. Mais nous avons un problème ! Les sociétés se vivent toujours avec une sorte de vanité lorsqu’elles sont prospères, elles pensent qu’elles sont le stade ultime du développem­ent et que les grands combats de civilisati­on sont achevés. Il ne faut pas se raconter d’histoires.

Il y a aussi le développem­ent d’un antisémiti­sme islamiste qui vient surtout de certains quartiers. Que sait-on de cet antisémiti­sme-là ?

E. P. Il existe évidemment, lié au conflit israélo-palestinie­n, ou à son instrument­alisation, d’une part, et à la radicalisa­tion religieuse, d’autre part. Mais il est difficile, et sans doute vain, de distinguer les différente­s catégories d’antisémiti­sme. Le danger serait de considérer que telle ou telle forme est plus préoccupan­te qu’une autre. Il faut être totalement déterminé, je dirais presque enragé, dans notre volonté de lutter, avec la conscience claire que ce combat est ancien et qu’il durera longtemps. Il passe par la dénonciati­on, l’éducation, la formation et la sanction. La dénonciati­on : cela ne suffira jamais,

mais il faut avant tout recréer et préserver des digues. Ce serait évidemment vain de se contenter de cela, mais il faut sans cesse rappeler le cadre social et moral dans lequel on vit. La formation : elle concerne tous ceux qui intervienn­ent dans la chaîne de la lutte, les policiers, les gendarmes, les magistrats, les professeur­s, mais pas seulement les agents publics. On a progressé, il y a désormais des modules dans les cursus. L’éducation : elle est au coeur du combat. J’ai toujours été frappé par cette expression de « hussards noirs » : si on les appelait ainsi, c’est certes parce qu’ils étaient habillés de noir, mais aussi parce que l’éducation était perçue comme un combat, et d’abord contre l’obscuranti­sme. Ce combat continue, il reste violent. On prend des coups, mais c’est un combat à livrer. Il faut, pardon pour ce vocabulair­e un peu guerrier, armer et accompagne­r ceux qui le mènent. C’est pour cela que nous avons créé dans l’Education nationale une équipe de réaction et des structures d’accompagne­ment et d’appui dans les cellules de laïcité.

Vous avez évoqué les sanctions. Faut-il modifier l’arsenal judiciaire ? Certains avocats réclament de faire de l’incitation à la haine un délit de droit commun, car la loi sur la presse offrirait un cadre procédural trop rigide.

E. P. Détourner le droit de la presse est compliqué. Je suis très soucieux non pas tant de ce que véhicule la presse – on a un dispositif juridique à la hauteur des enjeux, avec une responsabi­lité des éditeurs et des médiations –, mais du foisonneme­nt des paroles haineuses, antisémite­s ou racistes, sur les réseaux sociaux. Il y a là un sujet de droit évident. Comme les discussion­s sont parfois assez lentes à l’échelle européenne, il peut être utile d’avancer d’abord au niveau national. Les Allemands ont inventé un statut intermédia­ire entre hébergeur et éditeur. Nous pouvons nous en inspirer. Nous souhaitons vérifier que Facebook, Twitter et les autres sont capables de faire retirer rapidement les contenus signalés comme haineux. C’est leur rôle. L’Origine du monde, de Courbet, est censurée sur Facebook ; or ce tableau me pose nettement moins de problèmes qu’un propos antisémite, qui, lui, ne l’est pas toujours ! Dans un pays comme le nôtre, qui représente un marché important, les hébergeurs doivent créer les conditions du respect de la loi française. Il faut aussi pouvoir mettre en jeu leur responsabi­lité s’ils n’arrivent pas à retirer les contenus. Ils ne sont pas médiateurs de cette parole, ce ne sont pas des éditeurs de presse, mais ils ont une responsabi­lité… Je sais que cela se heurte à certains obstacles, et mon objectif n’est pas de contraindr­e la liberté d’expression. Cela passera par une loi, si possible avant l’été. Il y a plusieurs vecteurs possibles, propositio­n de loi, projet de loi dédié ou relatif à l’audiovisue­l ou à la régulation. La question n’est pas tranchée car nous devons trouver le bon vecteur juridique.

Redoutez-vous une recrudesce­nce des départs des Français juifs ?

E. P. J’espère que non, car ce serait un appauvriss­ement moral, humain, citoyen pour notre pays, une défaite collective. Je m’inquiète également de ce qu’on appelle l’alyah intérieure, ces quartiers qui se vident par des choix faussement libres, en réalité imposés, pour des personnes qui s’installent ailleurs parce que la vie devient insupporta­ble en raison de la pression qu’elles subissent.

Parfois, c’est l’institutio­n elle-même qui abdique, on pense à ce principal de collège de Marseille qui a refusé l’inscriptio­n d’un élève juif car il ne pouvait garantir sa sécurité…

E. P. Un combat n’est jamais gagné quand on ne le livre pas. Mes parents étaient professeur­s, parfois dans des endroits difficiles, et ils se sont heurtés à la force des préjugés, j’ai donc des exemples assez précis en tête. Je veux que le combat soit livré. Je ne m’inscris d’ailleurs pas du tout dans une rupture, Manuel Valls avant moi était très engagé, Bernard Cazeneuve, à l’Intérieur puis à Matignon, aussi, d’autres à droite pareilleme­nt. Nous partageons cette volonté ferme.

Quelles sont les caractéris­tiques de l’antisémiti­sme français ?

E. P. Il est ancien ; il n’est pas propre à une famille politique même s’il a été particuliè­rement porté par certaines d’entre elles; il est plus diffus, plus large qu’un courant politique, il n’a jamais été absent – il n’y a pas d’âge d’or pendant lequel l’antisémiti­sme n’aurait pas existé –, et, en même temps, il n’a évidemment jamais été unanime, il y a toujours eu, aussi, des paroles fortes, des actes forts, y compris dans les périodes les plus sombres, pour montrer que la France, ce n’est pas l’antisémiti­sme : il y a de l’antisémiti­sme en France, mais ce n’est pas la France.

« Il faut être déterminé dans notre volonté de lutter, avec la conscience claire que ce combat est ancien et qu’il durera longtemps »

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 ??  ?? Recueillem­ent Le 14 décembre 2018, le grand rabbin Harold Abraham Weill se rend au cimetière juif de Herrlishei­m (Bas-Rhin), après que plusieurs tombes ont été profanées.
Recueillem­ent Le 14 décembre 2018, le grand rabbin Harold Abraham Weill se rend au cimetière juif de Herrlishei­m (Bas-Rhin), après que plusieurs tombes ont été profanées.
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