UNE DETTE IMPRESCRIPTIBLE
François Sureau est écrivain* et avocat. Pour L’Express, il a écrit ce texte personnel ; sa réponse aux « Nous sommes ici chez nous » entendus ce week-end.
L’imbécile dont parle Bernanos au commencement des Grands Cimetières sous la lune ne se définit pas par son niveau d’études, comme on dit aujourd’hui, ni par sa classe sociale, ni par son compte en banque. Il se carre du haut en bas de l’échelle sociale. C’est sa voix que l’on entend dans l’enregistrement qui a été fait des insultes proférées à l’égard d’Alain Finkielkraut. Encore le terme d’insulte n’est-il pas le plus approprié, si bien qu’on se rassurerait à bon compte en se satisfaisant de l’inévitable ouverture d’une procédure par le parquet, gardien de la civilisation. « Nous sommes le peuple, nous sommes chez nous, ici. »
« Chez nous, ici. » J’ai pensé à Proust, à Bergson, à Zweig, qui a dit en dix pages tout ce qu’on pouvait dire de Rimbaud, aux maîtres de ma jeunesse. Je ne sais pas ce qu’ils avaient de « juif », mais je sais que sans eux la France m’aurait été inhabitable. Et cette grande voix comme indivise qui était la leur au milieu des siècles parce qu’elle semblait porter la promesse d’un Dieu qui serait enfin l’ami des hommes, et non leur bourreau, me semblait civiliser le pays obscur où même Rome n’avait pas pénétré. Oui, « entre mer et forêt », il y avait cette voix reconnaissable entre mille et qui ne changeait pas, par laquelle l’espérance était venue jusqu’à nous.
J’ai eu pour ami un Russe émigré dans les années 1930, qui avait combattu dans les maquis de Corrèze, et qui est mort à présent, étant resté jusqu’à la fin aussi russe qu’on pouvait l’être. C’est à lui que je dois la découverte d’Isaac Babel. Il s’émouvait en entendant chanter « Chez nous, soyez reine ». Là-dessus, il était intarissable, se représentant, devant un public de jeunes gens admiratifs, avec force mimiques, ce peuple de Gaulois échappés des forêts se choisissant pour reine, et presque pour déesse, une jeune et belle juive de Palestine; le « Chez nous, soyez reine » lui semblait un incroyable et émouvant hommage rendu non seulement à la beauté et à la jeunesse, mais à l’amour de Dieu, à l’espoir de salut, à la simple fidélité, rendu à une jeune étrangère que ces barbares obscurs avaient choisi de préférence à toute autre créature plus proche, réelle ou imaginaire, plus prestigieuse. Et il s’emportait, parfois distribuant des claques au maréchal déchu, selon lui infidèle au sentiment de la Gaule éternelle, qui elle s’était placée sous la protection d’une juive, mais plus souvent conduisant sa rêverie jusqu’au silence, les mains tremblantes et la larme perlant au coin de l’oeil.
IL NE SUFFIT PLUS D’EN APPELER AU CODE PÉNAL
Si bien que lorsque j’ai entendu « Nous sommes chez nous, ici », j’ai été, le mot n’est pas trop fort, soulevé par l’horreur d’un véritable blasphème. Peut-être ne suis-je pas assez croyant pour y reconnaître les mots mêmes du diable, dans cette parole d’exil infécond qu’on croirait adressée à ceux qui sont, comme disait le vieil Ignace, « du même sang que Notre Seigneur », mais qui l’est en vérité à tous ceux qui ne veulent pas reconnaître la seule dette qui sauve. Cette phrase était la malédiction qu’un pays s’adressait à lui-même et par laquelle il se condamnait au néant. J’ai éprouvé l’angoisse que décrit le grand Rachi, qui fut l’un des inventeurs du français : « L’homme est saisi de stupéfaction et d’horreur en face du vide. En français : estordison ». Rachi, Godefroy de Bouillon l’avait consulté avant de se croiser, s’était entendu prédire ses premières victoires et son échec, et à son retour n’avait eu de cesse de le revoir, mais n’arrivant chez lui qu’au lendemain de sa mort. S’il devait par malheur advenir une France sans juifs, elle serait sans nous, sans moi, sans l’ombre de celui qui ne voulut pas d’autre titre que celui d’avoué du Sépulcre, sans tous ceux qui n’ont pas renoncé à voir s’établir sur cette terre « une demeure précaire et divine ».
Mais que dit de nous au juste le seul cri d’un imbécile ? Nous devrions nous y arrêter. S’il appartient au néant, il n’est pas né pourtant dans le vide. Il ne suffit plus désormais d’en appeler au « respect de l’autre », au Code pénal ou aux « valeurs de la République ». La République, il s’en est fallu de peu qu’elle ne condamnât définitivement Dreyfus, et c’est bien elle qui a abdiqué entre les mains du vieux maréchal. Nous devrions saisir ces occasions lamentables, de plus en plus fréquentes depuis dix ans, pour
Cette phrase était la malédiction qu’un pays s’adressait à lui-même
en revenir à la vérité. Voilà longtemps que la droite stigmatise le peuple déicide ou nomade, et la gauche le peuple de l’argent. A Strasbourg, la révolution a commencé par un pogrom, et la Convention comme la Commune de Paris ont dirigé leurs premières fureurs contre des synagogues. Les curieux se reporteront à ce texte ou Lafargue, le gendre de Marx, stigmatise le rôle de la banque juive dans le règlement de l’indemnité de la défaite de 1870, au pamphlet antisémite de Kanapa contre Koestler, du temps de Verte Rive, quand l’intelligentsia entière se prosternait devant le Parti. Aujourd’hui, l’option antisioniste couvre de son pavillon les marchandises les plus douteuses, et le crétinisme islamiste fait le reste. Chaque époque jusqu’à la nôtre a trouvé son moyen pour couvrir d’opprobre ceux qui vivaient en équilibre entre fidélité et liberté, entre l’ici et l’ailleurs, cette image même de l’humanité souffrante depuis qu’elle a quitté le jardin de l’Eden.
UN EXAMEN DE CONSCIENCE INDISPENSABLE
Non, il ne s’agit pas de s’en aller, même avec nos amis, les maîtres de notre jeunesse et les livres que nous aurons aimés. Il s’agit bien de rester, et rester, dans un monde que nous aurions enfin décidé de rendre habitable, en tout cas moins infraternel, suppose un examen de conscience pour lequel, gouvernants et gouvernés ensemble, nous sommes indiscutablement peu faits. Ces événements lamentables nous invitent d’abord à ne pas être dupes, et d’abord pas des réactions intéressées des vigilants, y compris gouvernementaux, qui paraissent se servir du cri antisémite pour conjuguer abusivement défense des juifs et défense d’un ordre injuste, de ce monstre social dont parlait Simone Veil. Il ne suffit pas de relever que l’antisémitisme a partie liée avec la dénonciation du monde de l’argent pour se croire tenu quitte des horreurs du monde de l’exploitation, et ce serait enfermer les juifs une autre fois que de faire de leur destinée le ciment douteux d’un rempart, d’ailleurs involontaire, destiné à mieux assurer les privilèges des riches.
Ces événements nous invitent aussi à ne pas nous satisfaire de ce dégradant face-à-face de la foule et du gouvernement technocratique : d’un côté le régime du rot législatif, à chaque errement sa loi, de l’autre les appels au meurtre symbolique. Entre les deux ce peuple invisible que nous sommes devenus et que personne ne semble plus représenter vraiment. Là est le danger véritable que tous les hommes de bonne volonté devraient travailler à conjurer. Nous avons laissé advenir la guerre de tous contre tous. Les institutions dépassées ne servent plus qu’à empiler les normes que leur dicte le souci exclusif de la communication politique. Nous n’avons plus de lois. Plusieurs France, aucune ne méritant ce nom, se forment sous nos yeux. A ces mouvements inexplicables, le complot offre ses séductions, et le bouc émissaire, son visage. Nous en sommes là. * Auteur notamment du Chemin des morts (Gallimard, 2013).
Nous avons laissé advenir la guerre de tous contre tous, là est le vrai danger