L'Express (France)

UNE SÉRIE D’INCENDIES AU PARFUM D’ANARCHIE

Depuis trois ans, de mystérieux pyromanes s’attaquent à des cibles symbolique­s. Les enquêteurs privilégie­nt la piste de l’ultragauch­e. Par Thibaut Solano

- T. S.

Beaucoup de rage et quelques flammes. » La forme est poétique, le fond, politique, et le tout… énigmatiqu­e. Depuis trois ans, les incendies criminels se propagent de l’Ile-de-France à la région grenoblois­e, en passant par la HauteVienn­e. Chacun de ces sinistres est revendiqué dans les heures qui suivent par ce genre de message, posté sur des sites Internet proches de l’ul- tragauche. Les cibles sont aussi nombreuses que symbolique­s : antennesre­lais, véhicules d’Enedis, abattoirs, gendarmeri­es… Et les investigat­ions d’autant plus délicates que les incendiair­es laissent peu de traces. La piste privilégié­e par les enquêteurs demeure pourtant celle d’activistes anarchiste­s.

Pour remonter le fil de la série, il faut se plonger dans la sphère numérique liée à l’extrême gauche, où les messages de revendicat­ion pullulent. Difficile de dater le phénomène avec précision, mais celui-ci a réellement pris de la vigueur au cours de l’année 2016. Dans la nuit du 25 au 26 octobre, à Limoges, un feu ravage la voiture de service d’un commandant de gendarmeri­e. Trois jours plus tard, un communiqué publié en ligne s’attribue les faits, en glissant une référence à Rémi Fraisse (militant tué par une grenade offensive lors d’un rassemblem­ent

contre le barrage de Sivens, en 2014) et à Adama Traoré (un jeune homme mort après une interpella­tion dans le Val-d’Oise, en 2016).

L’année suivante, les combustion­s se multiplien­t et les foyers se dessinent. La région grenoblois­e, jusqu’à la Drôme et l’Ardèche, semble la plus touchée. Avec la campagne présidenti­elle, les dégradatio­ns de locaux politiques s’ajoutent aux sinistres : 21 sont tagués et 24, vandalisés. Après l’élection, d’autres mots d’ordre émergent : en particulie­r le soutien à Kara et Krem, deux personnes incarcérée­s après l’attaque d’une voiture de police, quai de Valmy, à Paris, survenue en 2016, en marge d’une manifestat­ion.

« ACCÉLÉRATI­ON DU PHÉNOMÈNE »

Mais c’est à la fin de l’année 2017, tandis que les assaillant­s du quai de Valmy sont condamnés, que les insaisissa­bles noctambule­s montent d’un cran. A Limoges, dans la nuit du 19 septembre, une ou plusieurs personnes s’introduise­nt dans la caserne de gendarmeri­e pour flamber cinq véhicules. Postée sur Internet, une revendicat­ion s’achève par une improbable signature : celle d’un collectif baptisé « Rage » (« Révolte anarchiste des gendarmes exilés »). Un nom qui fleure le situationn­isme – ce courant révolution­naire maniant les calembours, et dont l’un des plus fameux représenta­nts est l’écrivain Guy Debord. Deux jours plus tard, autre feu, autre gendarmeri­e : à Grenoble, dans l’enceinte de la caserne, 40 véhicules partent en fumée, ainsi que les locaux de la cellule d’identifica­tion criminelle.

On frôle un drame le mois suivant à la caserne de Meylan, près de Grenoble. Non seulement les véhicules personnels des gendarmes sont visés, mais, en plus, les flammes se rapprochen­t de leurs logements – sans faire de victime, cependant. Une escouade « féministe » se vante de l’action : « On avait envie de s’attaquer aux individus qui portent les uniformes. […] Si derrière l’uniforme, il y a un humain, c’est à lui que nous avons cherché à nuire. »

Depuis, d’autres brasiers ont été allumés. L’un des plus médiatisés des dernières semaines est celui de la station France Bleu de Grenoble, le 28 janvier, même si, pour le coup, le texte se contentait d’approuver l’expédition, plutôt que de l’assumer. Pour autant, des revendicat­ions opportunis­tes se glissent parfois dans le lot. Ainsi, le 22 janvier dernier, un mystérieux groupe s’attribuait l’incendie de l’église Saint-Jacques à Grenoble. Or, selon le parquet, l’origine est accidentel­le.

A travers cette pluie de prose, on retrouve les thématique­s chères à

l’extrême gauche : féminisme, antispécis­me, haine de la police, défense des migrants, ripostes à l’extrême droite, lutte contre la publicité, opposition aux grands projets industriel­s. Et aussi une méfiance absolue à l’égard de la technologi­e, qui explique peut-être pourquoi Grenoble semble une cible favorite : son tissu universita­ire et technologi­que lui vaut en effet le surnom de « Silicon Valley à la française ».

En tout cas, « l’accélérati­on du phénomène », pour reprendre les mots d’un haut gradé de la gendarmeri­e, est incontesta­ble, en particulie­r depuis les mobilisati­ons contre la loi Travail, en 2016. Mais, pour les autorités, il serait davantage l’oeuvre de plusieurs petits commandos anarchiste­s qui agiraient par mimétisme que d’un réseau coordonné.

UN HOMME DANS LE COLLIMATEU­R

Les enquêtes demeurent cependant difficiles. « On n’a rien du tout, ils ont commis peu d’erreurs », soufflait en décembre une source judiciaire à propos des cas grenoblois. « On a affaire à des gens qui prennent des précaution­s, laissent peu de traces. S’ils sont interpellé­s lors de manifestat­ions, ils refusent tout prélèvemen­t d’empreinte », ajoute cette même source. La grande méfiance, voire « la paranoïa » des militants, joue également : « C’est un milieu qui marche par cooptation et dans lequel on ne s’infiltre pas. »

A Limoges, en revanche, les enquêteurs ont peut-être réussi à surmonter tous ces obstacles. En mars 2018, un suspect a été arrêté pour l’incendie de véhicules de gendarmeri­e commis en septembre 2017. Selon nos informatio­ns, Sylvain B., 33 ans, se trouvait dans le collimateu­r pour différente­s raisons, notamment sa présence à Toulouse en 2015, où une permanence de l’UMP avait été vandalisée. Une trace ADN y avait été détectée, la même qui figurait sur les grilles de la gendarmeri­e de Limoges. Pour confondre leur suspect, les gendarmes l’ont d’abord placé sur écoutes, ont sonorisé son logement et l’ont pris en filature. C’est lors de cette dernière opération qu’ils ont discrèteme­nt prélevé l’ADN du jeune homme sur son vélo – une trace qui a « matché » avec l’ADN relevé sur la grille de la gendarmeri­e.

Ses avocats contestent cette méthode et ont d’ailleurs décidé de porter le sujet devant la Cour de cassation, afin de réclamer la nullité de cette pièce du dossier. Sans l’ADN, il resterait surtout des présomptio­ns : par exemple, un carnet dans lequel le jeune homme aurait écrit un possible langage codé, qui ferait référence à l’incendie de la gendarmeri­e. « L’enquête dure depuis un an et demi et elle piétine, déplorent Raphaël Kempf, Sylvain Delorge et Guillaume Laverdure. Le dossier a été pris à l’envers : on est parti d’un milieu politique pour aller chercher un suspect. »

Né dans une famille de profs, Sylvain B. présente un profil plutôt lisse : féru de théâtre, de salsa, d’aviron et d’informatiq­ue, il voulait suivre une formation d’électricie­n lorsqu’il a été appréhendé. Devant la juge d’instructio­n, il assure être non violent. Son casier judiciaire compte plusieurs condamnati­ons, notamment pour la dégradatio­n d’un panneau publicitai­re commise à Amiens, en 2007, alors qu’il appartenai­t au Collectif des déboulonne­urs, un refus de se soumettre à des prélèvemen­ts ADN et des violences contre un contrôleur RATP.

S’il aboutissai­t, ce dossier pourrait devenir emblématiq­ue, tant la menace anarchiste est prise au sérieux. Dans une note confidenti­elle de septembre 2017, les services de renseignem­ent s’alarmaient : « Les revendicat­ions affichées et la multiplica­tion des actions sont autant de signes de la radicalisa­tion violente des militants d’une ultragauch­e décomplexé­e, qui ne peut que poursuivre sa “logique terroriste”. » Si le sabotage s’inscrit dans la tradition des anarchiste­s, la situation actuelle reste cependant éloignée des années 1970 et 1980, où les activistes n’hésitaient pas à tuer plutôt que de simplement s’en prendre aux biens.

« C’est un milieu qui marche par cooptation et dans lequel on ne s’infiltre pas »

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Visé Un véhicule de police incendié par un cocktail Molotov à Paris, le 18 mai 2016.
 ??  ?? Drame frôlé Le 27 octobre 2017, à Meylan, près de Grenoble, plusieurs véhicules de gendarmes sont brûlés. Les flammes se sont approchées des logements.
Drame frôlé Le 27 octobre 2017, à Meylan, près de Grenoble, plusieurs véhicules de gendarmes sont brûlés. Les flammes se sont approchées des logements.
 ??  ?? Militants Devant la cour d’appel de Limoges, un collectif antirépres­sion réclame la libération d’un suspect en détention provisoire.
Militants Devant la cour d’appel de Limoges, un collectif antirépres­sion réclame la libération d’un suspect en détention provisoire.
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