L'Express (France)

L’ANTISÉMITI­SME ET SES COMPLICES

L’interview du Premier ministre, Edouard Philippe Les actes antijuifs en hausse de 74% en un an La France meurtrie, par l’écrivain François Sureau

- A. R.

La libération de l’insulte antisémite a quelque chose de sidérant

Rentre chez toi à TelAviv! Nous sommes le peuple ! » Samedi 16 février, à l’heure où la France finit de déjeuner, une poignée d’hommes fond sur Alain Finkielkra­ut. Ils ont reconnu le philosophe sur un trottoir bordant leur cortège, dans le XIVe arrondisse­ment de Paris. Très vite maintenus hors de portée par les policiers, les excités – certains portent un gilet jaune, d’autres non – redoublent d’agressivit­é verbale à l’encontre de l’académicie­n. « Elle est à nous, la France », hurle l’un d’eux en montrant son keffieh, avant d’ajouter : « Tu vas mourir ; Dieu va te punir. » Un autre renchérit : « Sioniste de merde ! »

Largement diffusées sur les réseaux sociaux, ces images sont venues ponctuer une semaine qui n’en finissait plus d’empiler les mauvais augures : un tag « Juden » inscrit à la peinture jaune sur la vitrine d’un restaurant dont le nom « sonne juif » ; des inscriptio­ns « Macron Rothschild – la putain de la Youterie universell­e » griffonnée­s au feutre sur plusieurs murs de la capitale, un graffiti à l’effigie de Simone Veil recouvert de croix gammées ; l’arbre en mémoire d’Ilan Halimi scié à la veille de commémorat­ions. Et, comme pour souligner l’état d’alerte, ces chiffres, publiés mercredi par le ministère de l’Intérieur : les actes antisémite­s ont crû de 74 % en 2018 par rapport à 2017 (voir page 26).

Semaine chargée. A vif. Dans la foulée, l’émotion mêlée à l’improvisat­ion du commentair­e – et, dans certains cas, aux arrière-pensées politiques – a donné lieu à différents types de controvers­es : fallait-il ou non incriminer l’ensemble des gilets jaunes? Etait-ce là la preuve que, depuis le début, le mouvement était un ramassis de racistes et d’antisémite­s ? La tête froide, Alain Finkielkra­ut a luimême démenti ce raccourci : « Je pense que je n’aurais pas subi ce genre d’insultes sur les ronds-points », a-t-il déclaré dimanche au Parisien.

Ce qui dégorge de cette fin de mouvement des gilets jaunes – désormais noyauté par les ultras, les séditieux et les casseurs (voir page 30) – ne saurait résumer ni disqualifi­er ce qui s’est joué depuis trois mois en France. De même que le récent déferlemen­t décomplexé d’un antisémiti­sme des extrêmes – de gauche, de droite, de Soral, de Dieudonné – n’abolit pas, par ailleurs, le diagnostic d’un antisémiti­sme islamiste, que L’Express fut le premier à dénoncer en 2001 (1), qui, depuis, a fait 11 morts et contraint, par ses intimidati­ons quotidienn­es, les Français juifs de certains quartiers à une « alyah intérieure », selon une formule reprise par le Premier ministre (voir page 22). Au reste, les passerelle­s entre ces différente­s facettes d’une même haine antijuive sont avérées, puisque, selon le ministère de l’Intérieur, l’un des agresseurs d’Alain Finkielkra­ut serait salafiste et connu des services pour son entourage radicalisé.

Reste que la libération de l’insulte antisémite à laquelle nous assistons depuis quelques semaines a quelque chose de nouveau. De sidérant. Que vivons-nous ? A quoi assistons-nous ? Que traduit la virulente prise à partie d’un intellectu­el dans les rues de France aux cris de « sioniste de merde » ? Certains ne veulent visiblemen­t pas se poser la question. Comme l’avocat Jean-Pierre Mignard, compagnon de route de François Hollande et de Ségolène Royal. Dans un tweet, l’homme « de loi » a estimé que, comme Alain Finkielkra­ut n’avait pas été frappé, il n’y avait pas là matière à s’émouvoir : « Il doit être content. Il le cherchait. On l’avait oublié. C’est réparé », a-t-il expliqué. Mignard s’est entêté vingt-quatre heures avant de s’excuser, face au tollé. Un mea culpa que n’aura pas fait Thomas Guénolé, de La France insoumise, qui, lui aussi dans un tweet, s’est refusé à plaindre le philosophe, au motif qu’il répandrait « la haine en France » depuis des années.

Tenants d’une gauche qui se déshonore, ceux-là adoptent, cent ans après l’affaire Dreyfus, l’attitude des partisans de Jules Guesde (Parti ouvrier), lequel refusa de porter le combat des dreyfusard­s : « Cette victime-là, écrivait Guesde, c’est un des membres des classes dirigeante­s […], c’est l’homme qui, en pleine jeunesse, fort d’une richesse produit du vol opéré sur les ouvriers exploités par sa famille [… ] a choisi ce qu’il appelle la carrière militaire. » « Cette victime-là… » Les années passent, les prévention­s et les petits calculs électoraux demeurent.

Ceux qui, aujourd’hui encore, trient les victimes dignes de leurs indignatio­ns ; ceux qui regardent ailleurs pour ne pas affronter les démons de leur propre camp ; ceux qui ne dénoncent l’antisémiti­sme que quand ce dernier prend une forme qui ne heurte pas leur clientèle… ceux-là « sécrètent du désastre », pour reprendre la formule de Cioran. Car le niveau inacceptab­le qu’a atteint l’antisémiti­sme en France, et la liberté avec laquelle il s’exprime depuis quelques semaines, est sans nul doute une promesse bien obscure pour le pays. Tout le pays.

(1) « Les chiffres noirs de l’antisémiti­sme », le 6 décembre 2001, par Eric Conan.

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Haine L’un des agresseurs du philosophe Alain Finkielkra­ut, à Paris, le 16 février, est connu des services.

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