L'Express (France)

“Nos instrument­s devenaient obsolètes. Il a fallu redéployer nos activités”

Face à la concurrenc­e des autres sites d’observatio­n, le plus ancien télescope de haute altitude au monde fait sa révolution. Histoire d’une mue réussie.

- Par Sébastien Julian

La nuit tombe sur le « Pic ». Chassés par l’obscurité et les températur­es polaires, les touristes ont déserté les lieux. C’est le moment idéal pour l’observatio­n des étoiles. Lentement, les coupoles s’ouvrent et l’imposant télescope Bernard Lyot s’aligne vers sa cible : un astre lumineux invisible à l’oeil nu, situé à plus de 10 000 milliards de kilomètres de la Terre. Bien au chaud dans leur bureau étroit – il fait moins 17 °C à l’extérieur –, les astronomes recueillen­t patiemment les premières données. Les graphiques, les courbes et les bandes colorées qui s’affichent sur leurs écrans n’ont pas la beauté des anneaux de Saturne. Mais qu’importe : pour eux, ces informatio­ns valent de l’or. Car elles assurent, à elles seules, un avenir scientifiq­ue au site. « L’histoire du Pic n’a pas été un long fleuve tranquille, confirme Nicolas Bourgeois, le directeur général adjoint de l’observatoi­re. Notre mission a évolué au fil des ans. » A partir des années 1930, le site a acquis une notoriété mondiale grâce au coronograp­he, un appareil permettant d’étudier la couronne solaire. Dans les années 1960, les coupoles pyrénéenne­s produisaie­nt les images de la Lune les plus précises depuis le sol, au point que l’Agence spatiale américaine (Nasa) elle-même les utilisait pour préparer les missions Apollo. Aujourd’hui, ses chercheurs excellent en spectropol­arimétrie – l’étude du champ magnétique des étoiles –, une discipline peu connue du grand public. Le basculemen­t remonte aux années 2000 : « Avec les énormes télescopes construits à l’étranger dans les années 1990, nos instrument­s – de taille plus modeste – devenaient obsolètes, si bien qu’il a fallu redéployer nos activités », explique Eric Josselin, le responsabl­e scientifiq­ue des lieux. Le Pic s’est donc forgé un nouvel avenir. En pariant sur la colonisati­on prochaine de l’espace par l’homme. Car le champ magnétique est un paramètre clef pour déterminer l’habitabili­té des planètes situées en dehors de notre système solaire. « Si une étoile en possède un particuliè­rement intense, elle éjecte des particules sous forme de rayons cosmiques, qui viennent frapper l’atmosphère des corps célestes situés aux alentours en les usant jusqu’à, potentiell­ement, la faire disparaîtr­e », poursuit Eric Josselin. Avant d’ajouter : « Ce mécanisme a sans doute joué dans l’évolution de la planète Mars. »

Cependant, les particules à haute énergie contenues dans les vents solaires possèdent d’autres effets pervers.

Elles cassent les molécules d’eau qui, dès lors, sont moins bien retenues par la gravité de leur planète d’origine. Elles s’attaquent aussi aux molécules complexes d’acides aminés, ces briques élémentair­es indispensa­bles à l’apparition de la vie. C’est pourquoi les scientifiq­ues du Pic les surveillen­t de près. A l’aide du spectrogra­phe Narval fixé au télescope Bernard Lyot, ils étudient le rayonnemen­t des étoiles lointaines. Ils analysent les vibrations de la lumière et décomposen­t ses différente­s couleurs en arc-en-ciel. Le « code-barres » ainsi obtenu nous renseigne précisémen­t sur la températur­e, la vitesse de rotation et la force du champ magnétique de l’astre étudié. Au fil des ans et des investisse­ments, le Pic du Midi affine ses mesures. Une nouvelle version du Narval sera opérationn­elle dès cette année.

D’ici à 2022 au plus tard, l’observatoi­re se dotera également d’un appareil de mesure à infrarouge. Celui-ci permettra de scruter des étoiles beaucoup plus froides, c’est-à-dire plus jeunes et moins massives que notre soleil. L’instrument détectera aussi les planètes habitables tournant éventuelle­ment autour. Ainsi outillé, le télescope Bernard Lyot accompagne­ra en 2026 la mission Plato de l’Agence spatiale européenne (ESA), dont l’objectif est de découvrir de nouvelles terres.

« Nous possédons l’un des trois meilleurs télescopes au monde en matière de sensibilit­é », se félicite Eric Josselin. Et cet équipement profite de conditions météorolog­iques exceptionn­elles. « Ici, à 2 877 mètres d’altitude, nous sommes au-dessus de la couche de formation des nuages, et le cycle local des vents stabilise l’atmosphère. Résultat? Nous avons très souvent un ciel transparen­t. Cela a donc du sens de continuer à disposer d’un tel grand équipement d’observatio­n », conclut Eric Josselin. Mais la montagne a aussi ses inconvénie­nts. A cette altitude, tout coûte extrêmemen­t cher : l’entretien des bâtiments, soumis à des variations de températur­e extrêmes, la ligne de téléphériq­ue, sans laquelle l’achemineme­nt

du matériel ne serait pas possible, ou encore les instrument­s de mesure. « Maintenir une activité scientifiq­ue à une telle altitude reste un sacré défi, confirme Nicolas Bourgeois. A plusieurs reprises, il a fallu convaincre les élus et nos tutelles de recherches de la viabilité du site. » Sans les recettes liées au tourisme (le Pic accueille 120000 visiteurs par an), les chercheurs auraient sans doute regagné la ville depuis longtemps. Aujourd’hui, ils sont une dizaine à grimper régulièrem­ent pour guetter les étoiles, et ils accueiller­ont bientôt quelques étudiants dans une résidence spécialeme­nt aménagée. « Nous avons de la science pour les quinze prochaines années », assure Daniel Soucaze, le président du syndicat de gestion. Car, en plus de ses données sur le champ magnétique, le Pic possède un autre atout : cent quarante ans de mesures de l’atmosphère. Un trésor inestimabl­e d’un point de vue scientifiq­ue, qui s’enrichit chaque jour.

Installés dans des recoins inaccessib­les aux touristes, des capteurs aspirent l’air en permanence. Puis un spectromèt­re de masse sépare les différents constituan­ts, dont les experts évaluent la concentrat­ion. Le Pic du Midi surveille ainsi l’évolution des principaux gaz à effet de serre (dioxyde de carbone, méthane). Bientôt, il scrutera la concentrat­ion des NOx, ces particules émises par la combustion des moteurs thermiques des voitures. Les données recueillie­s montrent déjà clairement l’accélérati­on du réchauffem­ent climatique et sa corrélatio­n avec les activités anthropiqu­es. Mais pas seulement. Les chercheurs surveillen­t ainsi la radioactiv­ité depuis une quinzaine d’années, en partenaria­t avec l’Institut de radioprote­ction et de sûreté nucléaire (IRSN). Ici, le but n’est pas tant de détecter d’éventuels accidents de centrales que certains gouverneme­nts tenteraien­t de cacher, mais plutôt de mieux comprendre la circulatio­n atmosphéri­que. Les roches émettent une radioactiv­ité naturelle (le fameux radon), dont la durée de vie est très courte. « Quand l’atmosphère circule au-dessus, elle se charge en radioactiv­ité. En mesurant le taux de concentrat­ion du radon, on peut savoir si les masses d’air sont plutôt continenta­les ou océaniques. A l’aide de logiciels, on reconstitu­e ensuite à grande échelle l’ensemble de la circulatio­n atmosphéri­que », explique Eric Josselin.

Ces travaux permettent de voir à quel point la moindre pollution contamine rapidement une bonne partie de l’air que nous respirons. Ainsi, grâce à leurs mesures, les scientifiq­ues ont récemment mis au jour une contaminat­ion au mercure. Ce produit toxique issu de l’industrie a une fâcheuse tendance à voyager en altitude. Il se fixe – plus longtemps que l’on ne pensait – à d’autres molécules avant de retomber… dans les lacs de montagne. « Aucune truite n’est épargnée », déplore Eric Josselin. En haute montagne, les experts trouvent également des traces d’aérosols, ces gouttelett­es issues de l’industrie chimique et pétrochimi­que. Et ils s’inquiètent désormais de la présence de plastiques. « On parle beaucoup de la pollution de l’océan, mais, selon des études préliminai­res, il y aurait autant, voire plus de plastique dans l’atmosphère, sous forme de microparti­cules, que nous respirons continuell­ement sans le savoir », conclut Eric Josselin. Du plastique dans l’air à 3000 mètres d’altitude ? En arrivant sur ce promontoir­e naturel il y a plus de cent ans, les scientifiq­ues n’avaient sûrement pas imaginé cette microneige industriel­le.

LE « CODE-BARRES » DES ÉTOILES EST ÉTUDIÉ PAR LES SCIENTIFIQ­UES

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Clarté Le télescope Bernard Lyot (ci-contre) profite de conditions météorolog­iques exceptionn­elles à 2 877 mètres d’altitude.
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Eruption Le site a acquis une notoriété mondiale grâce au coronograp­he, un appareil qui permet d’étudier la couronne solaire. Habitabili­té Le champ magnétique de Mars serait trop faible pour protéger la planète rouge des agresssion­s du vent solaire.

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