“Nos instruments devenaient obsolètes. Il a fallu redéployer nos activités”
Face à la concurrence des autres sites d’observation, le plus ancien télescope de haute altitude au monde fait sa révolution. Histoire d’une mue réussie.
La nuit tombe sur le « Pic ». Chassés par l’obscurité et les températures polaires, les touristes ont déserté les lieux. C’est le moment idéal pour l’observation des étoiles. Lentement, les coupoles s’ouvrent et l’imposant télescope Bernard Lyot s’aligne vers sa cible : un astre lumineux invisible à l’oeil nu, situé à plus de 10 000 milliards de kilomètres de la Terre. Bien au chaud dans leur bureau étroit – il fait moins 17 °C à l’extérieur –, les astronomes recueillent patiemment les premières données. Les graphiques, les courbes et les bandes colorées qui s’affichent sur leurs écrans n’ont pas la beauté des anneaux de Saturne. Mais qu’importe : pour eux, ces informations valent de l’or. Car elles assurent, à elles seules, un avenir scientifique au site. « L’histoire du Pic n’a pas été un long fleuve tranquille, confirme Nicolas Bourgeois, le directeur général adjoint de l’observatoire. Notre mission a évolué au fil des ans. » A partir des années 1930, le site a acquis une notoriété mondiale grâce au coronographe, un appareil permettant d’étudier la couronne solaire. Dans les années 1960, les coupoles pyrénéennes produisaient les images de la Lune les plus précises depuis le sol, au point que l’Agence spatiale américaine (Nasa) elle-même les utilisait pour préparer les missions Apollo. Aujourd’hui, ses chercheurs excellent en spectropolarimétrie – l’étude du champ magnétique des étoiles –, une discipline peu connue du grand public. Le basculement remonte aux années 2000 : « Avec les énormes télescopes construits à l’étranger dans les années 1990, nos instruments – de taille plus modeste – devenaient obsolètes, si bien qu’il a fallu redéployer nos activités », explique Eric Josselin, le responsable scientifique des lieux. Le Pic s’est donc forgé un nouvel avenir. En pariant sur la colonisation prochaine de l’espace par l’homme. Car le champ magnétique est un paramètre clef pour déterminer l’habitabilité des planètes situées en dehors de notre système solaire. « Si une étoile en possède un particulièrement intense, elle éjecte des particules sous forme de rayons cosmiques, qui viennent frapper l’atmosphère des corps célestes situés aux alentours en les usant jusqu’à, potentiellement, la faire disparaître », poursuit Eric Josselin. Avant d’ajouter : « Ce mécanisme a sans doute joué dans l’évolution de la planète Mars. »
Cependant, les particules à haute énergie contenues dans les vents solaires possèdent d’autres effets pervers.
Elles cassent les molécules d’eau qui, dès lors, sont moins bien retenues par la gravité de leur planète d’origine. Elles s’attaquent aussi aux molécules complexes d’acides aminés, ces briques élémentaires indispensables à l’apparition de la vie. C’est pourquoi les scientifiques du Pic les surveillent de près. A l’aide du spectrographe Narval fixé au télescope Bernard Lyot, ils étudient le rayonnement des étoiles lointaines. Ils analysent les vibrations de la lumière et décomposent ses différentes couleurs en arc-en-ciel. Le « code-barres » ainsi obtenu nous renseigne précisément sur la température, la vitesse de rotation et la force du champ magnétique de l’astre étudié. Au fil des ans et des investissements, le Pic du Midi affine ses mesures. Une nouvelle version du Narval sera opérationnelle dès cette année.
D’ici à 2022 au plus tard, l’observatoire se dotera également d’un appareil de mesure à infrarouge. Celui-ci permettra de scruter des étoiles beaucoup plus froides, c’est-à-dire plus jeunes et moins massives que notre soleil. L’instrument détectera aussi les planètes habitables tournant éventuellement autour. Ainsi outillé, le télescope Bernard Lyot accompagnera en 2026 la mission Plato de l’Agence spatiale européenne (ESA), dont l’objectif est de découvrir de nouvelles terres.
« Nous possédons l’un des trois meilleurs télescopes au monde en matière de sensibilité », se félicite Eric Josselin. Et cet équipement profite de conditions météorologiques exceptionnelles. « Ici, à 2 877 mètres d’altitude, nous sommes au-dessus de la couche de formation des nuages, et le cycle local des vents stabilise l’atmosphère. Résultat? Nous avons très souvent un ciel transparent. Cela a donc du sens de continuer à disposer d’un tel grand équipement d’observation », conclut Eric Josselin. Mais la montagne a aussi ses inconvénients. A cette altitude, tout coûte extrêmement cher : l’entretien des bâtiments, soumis à des variations de température extrêmes, la ligne de téléphérique, sans laquelle l’acheminement
du matériel ne serait pas possible, ou encore les instruments de mesure. « Maintenir une activité scientifique à une telle altitude reste un sacré défi, confirme Nicolas Bourgeois. A plusieurs reprises, il a fallu convaincre les élus et nos tutelles de recherches de la viabilité du site. » Sans les recettes liées au tourisme (le Pic accueille 120000 visiteurs par an), les chercheurs auraient sans doute regagné la ville depuis longtemps. Aujourd’hui, ils sont une dizaine à grimper régulièrement pour guetter les étoiles, et ils accueilleront bientôt quelques étudiants dans une résidence spécialement aménagée. « Nous avons de la science pour les quinze prochaines années », assure Daniel Soucaze, le président du syndicat de gestion. Car, en plus de ses données sur le champ magnétique, le Pic possède un autre atout : cent quarante ans de mesures de l’atmosphère. Un trésor inestimable d’un point de vue scientifique, qui s’enrichit chaque jour.
Installés dans des recoins inaccessibles aux touristes, des capteurs aspirent l’air en permanence. Puis un spectromètre de masse sépare les différents constituants, dont les experts évaluent la concentration. Le Pic du Midi surveille ainsi l’évolution des principaux gaz à effet de serre (dioxyde de carbone, méthane). Bientôt, il scrutera la concentration des NOx, ces particules émises par la combustion des moteurs thermiques des voitures. Les données recueillies montrent déjà clairement l’accélération du réchauffement climatique et sa corrélation avec les activités anthropiques. Mais pas seulement. Les chercheurs surveillent ainsi la radioactivité depuis une quinzaine d’années, en partenariat avec l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Ici, le but n’est pas tant de détecter d’éventuels accidents de centrales que certains gouvernements tenteraient de cacher, mais plutôt de mieux comprendre la circulation atmosphérique. Les roches émettent une radioactivité naturelle (le fameux radon), dont la durée de vie est très courte. « Quand l’atmosphère circule au-dessus, elle se charge en radioactivité. En mesurant le taux de concentration du radon, on peut savoir si les masses d’air sont plutôt continentales ou océaniques. A l’aide de logiciels, on reconstitue ensuite à grande échelle l’ensemble de la circulation atmosphérique », explique Eric Josselin.
Ces travaux permettent de voir à quel point la moindre pollution contamine rapidement une bonne partie de l’air que nous respirons. Ainsi, grâce à leurs mesures, les scientifiques ont récemment mis au jour une contamination au mercure. Ce produit toxique issu de l’industrie a une fâcheuse tendance à voyager en altitude. Il se fixe – plus longtemps que l’on ne pensait – à d’autres molécules avant de retomber… dans les lacs de montagne. « Aucune truite n’est épargnée », déplore Eric Josselin. En haute montagne, les experts trouvent également des traces d’aérosols, ces gouttelettes issues de l’industrie chimique et pétrochimique. Et ils s’inquiètent désormais de la présence de plastiques. « On parle beaucoup de la pollution de l’océan, mais, selon des études préliminaires, il y aurait autant, voire plus de plastique dans l’atmosphère, sous forme de microparticules, que nous respirons continuellement sans le savoir », conclut Eric Josselin. Du plastique dans l’air à 3000 mètres d’altitude ? En arrivant sur ce promontoire naturel il y a plus de cent ans, les scientifiques n’avaient sûrement pas imaginé cette microneige industrielle.
LE « CODE-BARRES » DES ÉTOILES EST ÉTUDIÉ PAR LES SCIENTIFIQUES