L'Express (France)

Les groupes d’ultras n’ont pas attendu les gilets jaunes pour faire parler d’eux. Mais, en tentant d’infiltrer ce mouvement, ils bénéficien­t d’une visibilité inédite

Débordemen­ts dans les manifestat­ions de gilets jaunes, projets d’attentats déjoués ou incendies criminels : les groupuscul­es extrémiste­s violents constituen­t une menace grandissan­te. Enquête.

- Par Claire Hache, Boris Thiolay et Anne Vidalie

Coups de pied et de poing à l’aveugle, projectile­s qui fendent l’air, bâtons et drapeaux transformé­s en armes. Samedi 9 février, à Lyon, des dizaines d’individus d’ultradroit­e et d’ultragauch­e se sont affrontés pendant de longues minutes à l’entrée du cours Lafayette, pendant qu’à Paris, le même jour, une librairie d’extrême droite était attaquée par plusieurs dizaines d’« antifas » (antifascis­tes). A Toulouse aussi, extrémiste­s des deux bords ont fait le coup de poing. Des combats de rue aux allures d’émeutes, sur fond de manifestat­ions des gilets jaunes.

Ces batailles rangées sont le dernier épisode de la longue liste des débordemen­ts imputés à ces ultras au fil des 14 samedis de mobilisati­on, depuis le 17 novembre 2018 : saccage de l’Arc de triomphe le 1er décembre, spectacula­ire brasier à la préfecture du Puy-en-Velay (Haute-Loire) le même jour, ou incendie d’un fourgon militaire de l’opération Sentinelle près de la tour Eiffel, le 9 février.

Autant d’attaques inquiétant­es contre des symboles de la République, autant de raisons de mobiliser les services de renseignem­ent (voir page 40) qui pistent « ceux qui ont recours à la violence pour tenter de faire prévaloir leurs idées extrêmes », et « uniquement » ceux-là, précise une source haut placée. Ces groupes n’ont pas attendu les gilets jaunes pour faire parler d’eux. Mais en tentant d’infiltrer ce mouvement social, ils bénéficien­t d’une visibilité inédite et démontrent leur pouvoir de nuisance. Un effet d’aubaine, en somme.

Malgré de maigres troupes, les ultras, qui ne désarment pas, semblent d’autant plus présents au coeur d’une mobilisati­on sur le déclin. Selon nos informatio­ns, la mouvance d’ultradroit­e est forte d’environ un millier d’activistes potentiels, auxquels viennent s’ajouter 1 000 à 2 000 sympathisa­nts. A l’autre bout du spectre, ils sont 2 000 individus d’ultragauch­e identifiés. Soit, en tout, quelque 3 000 fichés S – pour « sûreté de l’Etat » –, individus potentiell­ement dangereux.

« Ils se mobilisent davantage pour souffler sur les braises, afin que le mouvement ne s’éteigne pas », analyse un ancien du Renseignem­ent territoria­l. Prendre la tête de la contestati­on étant hors de leur portée, ces organisati­ons cherchent à « distiller leur idéologie, à manipuler des manifestan­ts non politisés, relève JeanYves Camus, directeur de l’Observatoi­re des radicalité­s politiques. Les rassemblem­ents des gilets jaunes leur servent de caisse de résonance pour tenter de recruter ».

D’où la concurrenc­e au sein des cortèges, les affronteme­nts de rue récents et le sentiment d’une violence qui ne retombe pas, samedi après samedi. Si l’ultradroit­e a été la première à tenter de se greffer sur les gilets jaunes, c’est désormais l’ultragauch­e qui monopolise le terrain. Cette mouvance, traditionn­ellement moins structurée et plus éclatée géographiq­uement, dispose d’une capacité à se mobiliser, à se déplacer et à se regrouper rapidement. « Dès le 1er décembre, [ces derniers] ont joué un rôle moteur dans le fait que les événements ont dégénéré, pointe pour L’Express un haut responsabl­e des services de renseignem­ent. Depuis, on observe une montée en puissance de ces groupes, à Paris, Toulouse ou Bordeaux, avec, en parallèle, un désengagem­ent de l’ultradroit­e à partir du début 2019. »

DÉTRUIRE LE SYSTÈME

Pour les autorités, ces deux mouvances ne représente­nt qu’une seule menace, « les deux faces d’une même médaille », à entendre le secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Intérieur, Laurent Nuñez, le 7 février, devant la toute nouvelle commission d’enquête sur la lutte contre les groupuscul­es d’extrême droite en France. « Il n’y a pas, d’un côté, les méchants ultras et, de l’autre, les gentils ultras. Ces individus veulent infiltrer les manifestat­ions et mettre à bas le système. »

Avant la première journée de manifestat­ion, le 17 novembre 2018, le Service central du renseignem­ent territoria­l avait déjà repéré les groupes susceptibl­es de se mobiliser. Une note à diffusion restreinte datée du 15 novembre listait les quelques « réactions de la mouvance d’ultragauch­e », et surtout celles, très nombreuses, de l’ultradroit­e. Pourtant, à l’heure du premier bilan, les analyses divergent. « Le mardi 20, lors de la réunion hebdomadai­re au ministère de l’Intérieur, raconte un gradé de la maison, la direction du renseignem­ent de la préfecture de police de Paris soulignait la présence d’ultras de droite dans les rangs des manifestan­ts. De leur côté, les représenta­nts du Renseignem­ent territoria­l ont rétorqué que, non, c’était l’ultragauch­e qui était là. Navrant… »

Sur le papier, la répartitio­n des compétence­s entre services est claire. Mais ce partage des rôles n’interdit

« Ils se mobilisent davantage, afin que le mouvement ne s’éteigne pas »

pas l’échange d’informatio­ns, ni le travail sur des objectifs communs. Ainsi, Thomas P., le casseur de la mouvance anarcho-autonome accusé d’avoir commis une série de dégradatio­ns dans Paris le 9 février – dont l’incendie d’un fourgon militaire Sentinelle –, était connu du renseignem­ent parisien et de la DGSI. « On le soupçonne d’avoir déjà participé à d’autres manifestat­ions violentes, comme celle du G20 à Hambourg, en 2017 », glisse une source proche du dossier.

Parmi les 8 400 personnes interpellé­es et les quelque 7 500 placées en garde à vue en trois mois, les extrémiste­s sont rares, et pour cause. Les black blocs, ultras de gauche, disposent d’un mode opératoire très rodé. « Ils fondent en groupes compacts sur leurs proies, puis se retirent. On ne les attrape jamais, car ils se débarrasse­nt de leur accoutreme­nt noir et s’évaporent. Il faut reconnaîtr­e qu’ils sont mobiles, très organisés et hypercoura­geux », pointe un responsabl­e de la préfecture de police de Paris.

Les ultras de droite, eux, fonctionne­nt comme des groupes paramilita­ires : petits noyaux d’une dizaine d’individus chacun, espacés, marchant au pas cadencé et obéissant aux ordres aboyés par un chef. Dans les manifs, ils progressen­t de croisement en croisement, après qu’un « éclaireur » leur a signalé que la voie est sûre, c’est-à-dire sans barrage policier. A défaut, les groupes se dispersent pour se recomposer quelques dizaines de mètres plus loin. Au commandeme­nt du chef, ils accélèrent le pas, se mettent à courir, puis fondent sur un objectif désigné : militants d’ultragauch­e ou groupes de manifestan­ts non identifiés, dans le but de semer la confusion, avant de repartir à l’assaut. « Les extrémiste­s de droite sont plus faciles à interpelle­r que ceux de gauche, juge un spécialist­e : ils sont moins bons. »

Au sein de cette nébuleuse, les néofascist­es, skinheads et identitair­es sont relativeme­nt stables numériquem­ent, « très vivaces et résilients malgré les coups portés par les dissolutio­ns de groupes en 2013, et toujours très actifs dans la propagatio­n des idées racistes et antisémite­s », estime une source au sein du renseignem­ent français, qui pointe une ultradroit­e « se nourrissan­t des discours complotist­es de Dieudonné, Alain Soral ou Hervé Ryssen, susceptibl­es de générer des passages à l’acte chez certains ».

Tous ont en tête le risque d’attaques terroriste­s perpétrées par des membres de ces groupes radicaux. Le spectre du « loup solitaire » hante les services de renseignem­ents : un individu, un peu fragile, basculant seul dans la violence. Le tueur norvégien d’extrême droite Anders Breivik – responsabl­e de la mort de 77 personnes sur l’île d’Utoya, en 2011 – continue de susciter une forme d’admiration, assurent les enquêteurs. C’est le cas du jeune Logan N. (voir page 39), à la tête du réseau OAS qui envisageai­t de s’en prendre à des hommes politiques et à la communauté musulmane. La menace terroriste à ce jour vient également de « personnali­tés charismati­ques, capables de fédérer autour d’eux des jeunes qui se cherchent un peu ».

« PHASE PRÉTERRORI­STE »

Autre source d’inquiétude : les néopopulis­tes et survivalis­tes, tel le groupe AFO (Associatio­n des forces opérationn­elles), démantelé en juin 2018, qui projetait des agressions contre la communauté musulmane. Ces individus obsédés par le « péril islamiste » sont peu connus des services.

A l’ultragauch­e, la menace vient des autonomes. « Comme le montrent les incendies qui ont ravagé des casernes de gendarmeri­e l’an dernier (voir ci-contre), cette mouvance se situe, de notre point de vue, dans une phase préterrori­ste », analyse une source au ministère de l’Intérieur.

Derrière les barreaux, les ultras ne sont guère nombreux : une cinquantai­ne à droite et une dizaine à gauche sont surveillés par le bureau central du renseignem­ent pénitentia­ire. Ces détenus, souvent isolés et discrets, ne posent pas de problème, selon une source pénitentia­ire. Sauf lorsqu’ils réussissen­t, depuis leur cellule, à garder le contact avec leur groupe. Comme Logan N.

Un complotism­e « susceptibl­e de générer des passages à l’acte »

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SuivisQuel­que 3 000 individus sont fichés S pour « sûreté de l’Etat ».
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Extrêmes Pour les autorités, l’ultradroit­e et l’ultragauch­e sont une même menace.

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