L'Express (France)

Cybercrimi­nalité : Altran, la mort aux trousses

Un logiciel malveillan­t a frappé le groupe français d’ingénierie, dont les clients opèrent dans des domaines sensibles. La DGSI enquête sur cette « prise d’otage » dont le coût atteint déjà 20 millions d’euros.

- Par Emmanuel Paquette E. Pa.

Ce 24 janvier 2019, un dieu de la Mort s’abat sans prévenir sur une grande entreprise française. Une variante de Ryuk, un logiciel malveillan­t dont le nom provient du personnage de la Faucheuse dans le manga Death Note, paralyse 400 serveurs d’Altran en rendant illisibles les données qui y sont stockées. En un instant, en France comme dans plusieurs grands pays européens où le groupe est présent, la Mort fait son office et suspend l’activité de cette multinatio­nale de 2,2 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Dans l’Hexagone, les téléphones fixes ne sonnent plus, obligeant les salariés à utiliser leurs smartphone­s. Des e-mails profession­nels ne parviennen­t pas à leurs destinatai­res. Et des applicatio­ns internes de facturatio­n ou de gestion des congés restent inaccessib­les. « De nombreux outils informatiq­ues ne répondent plus », témoigne un élu syndical chez Altran. L’instigateu­r de cette « prise d’otage » propose rapidement, via un message, de tout débloquer en fournissan­t une clef de déchiffrem­ent, moyennant un paiement en bitcoins.

Le coup a été soigneusem­ent préparé. Les assaillant­s avaient au préalable pris discrèteme­nt le contrôle du poste de commande informatiq­ue (l’Active Directory) dès le mois de décembre. Lors de l’assaut, la frappe est rapide et imparable. Cette nouvelle version de rançongici­el (dénommée LockerGoga), repris d’une ancienne souche connue depuis 2014, n’a pas été détectée par l’antivirus déployé chez ce spécialist­e du conseil en recherche et développem­ent.

Très vite, le groupe décide de tout couper afin d’enrayer la diffusion du virus. Le voilà obligé de réagir car ses

célèbres clients peuvent être entraînés dans ce sillage mortifère. Même s’il est peu connu du grand public, Altran accompagne dans le cadre de projets d’ingénierie innovants ou de transforma­tion numérique des mastodonte­s de l’industrie française, comme EDF ou Engie dans le secteur de l’énergie, Orange dans les télécommun­ications, Airbus dans l’aéronautiq­ue. Se remettre rapidement de cette attaque est donc une priorité ; et rassurer ses partenaire­s, une urgence. Très tôt, un communiqué tombe : « Nous avons immédiatem­ent déconnecté notre réseau informatiq­ue et toutes nos applicatio­ns. L’enquête que nous avons menée n’a révélé aucun vol de données ni aucun cas de propagatio­n de l’incident à nos clients. »

En interne, les salariés sont invités à « mettre à niveau en termes de protection » leurs ordinateur­s portables ou de bureau. Pourtant, malgré tous les efforts déployés (soit 150 personnes à temps plein), les semaines passent et le rétablisse­ment se révèle long et compliqué. Privés de leurs outils de travail, certains collaborat­eurs ont même été contraints par la direction de prendre un jour de congé, imposé en dernière minute, le 8 février dernier.

Les dirigeants ont bien fait appel à leurs prestatair­es habituels pour les épauler dans cette mauvaise passe, mais devant la complexité de cette crise, ils ont dû aussi se tourner, dans l’urgence, vers le cyberpompi­er de l’Etat, l’Anssi, et, plus récemment, vers Wavestone, un acteur spécialisé en cybersécur­ité. Car le temps est compté. La facture s’alourdit. Selon un analyste financier de Kepler Cheuvreux, le coût de cet assaut s’élèverait déjà à 20 millions d’euros. « L’estimation du montant des dommages qui seront couverts par nos assurances est toujours en cours, indique la porte-parole de l’entreprise. Notre priorité est la remise en état de nos services. »

Sans compter que, à la fin du mois, le PDG, Dominique Cerutti, doit présenter les résultats annuels de l’entreprise. Les équipes sont donc à pied d’oeuvre pour remettre en route tous les systèmes avant que leur dirigeant affronte les questions des analystes et des actionnair­es. En attendant, silence total. Dans un message interne, la direction souligne que « personne n’est autorisé à communique­r à des publics externes ou internes, notamment presse, analystes, investisse­urs », et de conclure : « Toute communicat­ion non autorisée sera sanctionné­e. » La gestion de cette affaire commence aussi à irriter de gros clients. Selon le média La Lettre A, le constructe­ur automobile Renault et l’équipement­ier aéronautiq­ue Safran ne pouvaient toujours pas, la semaine passée, accéder à certaines de leurs données importante­s. Et EDF s’est plaint auprès du gouverneme­nt d’avoir appris la nouvelle par la presse.

Devant l’ampleur de l’offensive, Altran n’a pas eu d’autre choix que de saisir le parquet de Paris. L’Office central de lutte contre la criminalit­é liée aux technologi­es de l’informatio­n et de la communicat­ion mène désormais l’enquête. Plus discrèteme­nt, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) travaille également sur ce dossier car des « opérateurs d’importance vitale », des sociétés considérée­s comme indispensa­bles au bon fonctionne­ment du pays, sont indirectem­ent concernés. Selon nos informatio­ns, les investigat­ions en cours visent non seulement à déterminer l’origine de l’assaut, mais aussi à identifier les destinatai­res de la rançon payée par Altran.

Pourtant déconseill­é, ce versement a été réalisé contre la promesse de récupérer la clef auprès des malfrats, un sésame nécessaire au retour à la normale. Malgré un paiement supérieur à 300 bitcoins (près de 1 million d’euros au cours actuel), cette clef n’a toujours pas été remise, selon nos informatio­ns. « Nous ne souhaitons pas faire de commentair­es sur une enquête en cours », indique le groupe. Bien souvent prises au dépourvu, les entreprise­s sont tentées, dans la panique, de céder au chantage. Selon la firme spécialisé­e en cybersécur­ité CrowdStrik­e, le groupe de criminels Grim Spider, soupçonné d’être d’origine russe, serait à la manoeuvre derrière Ryuk depuis le mois d’août 2018. En ciblant de grandes organisati­ons, ces criminels auraient déjà empoché plus de 3,2 millions d’euros. Dans la liste de leurs victimes figure le groupe de presse américain Tribune Publishing (Chicago Tribune, Orlando Sentinel…), attaqué après le Nouvel An. Car jamais le dieu de la Mort ne suspend son sinistre ouvrage. Même pendant les fêtes.

Une rançon de près de 1 million d’euros versée pour éradiquer le virus. En vain

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