Edouard Louis n’ira pas à son procès. Plus étonnant encore, le romancier ne souhaite pas que son agresseur aille en prison
Edouard Louis avait déposé une plainte pour viol à la suite d’une rencontre de passage. Mais depuis que l’accusé, un sans-papiers algérien, a été arrêté, l’enquête a pris un tour étrange. Récit.
Un procès sans victime ni accusé ? Cela aurait tout d’une nouvelle de Kafka. Ce cas extraordinaire pourrait pourtant bien se présenter en cette année 2019 avec ce que l’on a parfois appelé « l’affaire Edouard Louis ». Le jeune romancier avait porté plainte en 2012 pour viol. Son agresseur supposé, connu sous le nom de Reda, vient d’être renvoyé devant le tribunal correctionnel de Paris pour agression sexuelle. Mais l’avocat de l’écrivain, Me Emmanuel Pierrat, le déclare à L’Express : « Edouard Louis n’ira pas à son procès. » Plus étonnant encore, le romancier ne souhaite pas que son agresseur aille en prison. Quant à Reda, sans-papiers disparu dans la nature, sachant qu’il encourt jusqu’à cinq ans de détention, prendra-t-il le risque de se présenter devant le tribunal ?
Si on ajoute, de plus, qu’Edouard Louis a écrit un « roman vrai » sur cette affaire, Histoire de la violence, vendu à 100 000 exemplaires, et que cet ouvrage a été versé à l’instruction, on mesure encore mieux le caractère hors norme de ce dossier. Un dossier à front renversé, dans lequel le romancier-plaignant, pourtant à l’aise avec les mots, est parfois resté étrangement mutique devant la justice, tandis que son agresseur, qui peine à s’exprimer en français, déversait de longues tirades pour clamer son innocence. Un dossier, enfin, lors duquel, très curieusement, les deux protagonistes vont changer de nom en cours de route…
LA CROSSE D’UN PISTOLET
Mais revenons à la soirée de Noël 2012. Ce 24 décembre, Edouard Louis, tout juste 20 ans, réveillonne à Paris avec ses amis Didier Eribon et Geoffroy de Lagasnerie. Le premier, spécialiste reconnu de Foucault et de Lévi-Strauss, est un peu le mentor d’Edouard Louis, qu’il a « découvert » parmi ses élèves de l’Université de Picardie. Le second est un jeune sociologue très engagé à gauche. Le trio est vite devenu inséparable. Vers 3h30 du matin, après avoir bu quelques verres de vin rouge, Edouard Louis rentre chez lui, avec sous le bras de précieux ouvrages dédicacés du Prix Nobel Claude Simon, offerts par Eribon. Au niveau de la place de la République, il est abordé par un jeune homme, qui lui dit : « Tu es beau. » L’inconnu se présente sous le nom de Reda. Finalement, les deux hommes rentrent ensemble dans le petit appartement du futur auteur à succès.
Sur ce qui se passe les premières heures, leurs deux témoignages concordent : Reda boit un ou deux verres de vodka et ils discutent. « Il m’a dit qu’il était kabyle, et je lui ai dit des phrases en kabyle que je connaissais de Pierre Bourdieu sur la Kabylie. Ça l’a fait rire », racontera Edouard Louis à la juge d’instruction. S’ensuivent de fougueuses étreintes, consenties et protégées, entrecoupées de périodes de sommeil. C’est ensuite que les récits divergent totalement. « Après, il a pris sa douche et moi j’ai suivi ensuite. En sortant de ma douche, je me suis rendu compte que mon iPad avait disparu quand j’ai voulu regarder
Plus étonnant encore, le romancier ne souhaite pas que son agresseur aille en prison
l’heure. Je me suis également rendu compte que mon téléphone avait disparu », a déclaré Edouard Louis aux enquêteurs. Il parvient à récupérer sa tablette dans la poche du manteau de Reda, mais, selon lui, la situation se tend très vite.
« Reda a braqué un revolver sur moi », écrit-il dans un texte paru dans Next-Libération, en 2014. Aux policiers, il livre une version un peu différente : « Il m’a dit qu’il avait un “gun” et m’a sorti la crosse d’un pistolet. Je n’ai pas vu le canon et il ne m’a pas menacé directement avec. » Puis Reda aurait tenté de l’étrangler avec une écharpe, avant de le coucher sur le ventre et de le violer sans préservatif. Edouard Louis dit être finalement parvenu à se dégager et à aller sur le palier. Là, il aurait menacé de hurler, entraînant la fuite de Reda. « Entre l’écharpe et la suite, je l’ai beaucoup embrassé et supplié de se calmer, je lui ai embrassé le ventre. Je m’en suis souvenu longtemps après », précisera-t-il étrangement plus tard.
Le lendemain matin, Edouard Louis se rend à l’hôpital Saint-Louis, pour entamer une trithérapie préventive, et lave énergiquement draps et appartement. Ce n’est que l’après-midi, sur l’insistance de ses amis Eribon et Lagasnerie, retrouvés au Select, un café de Montparnasse, qu’il consent à porter plainte au commissariat du VIe arrondissement. Une expertise médicale constatera des ecchymoses de 1,5 à 2 centimètres sur son cou et des « lésions anales ».
UNE EMPREINTE DIGITALE
A ce moment-là, personne n’a la moindre idée de l’identité de ce Reda. Pour seul indice, les enquêteurs disposent d’une empreinte digitale inconnue récupérée sur le verre de vodka. Trois longues années s’écoulent. Soudain, le calendrier va offrir un incroyable télescopage entre roman et réalité. Le 7 janvier 2016 paraît Histoire de la violence, dans lequel Edouard Louis raconte son viol de manière détaillée. « Tout y est vrai », déclare-t-il dans ses interviews. Deux jours plus tard, à 17 h 15, des policiers arrêtent à Bagnolet un jeune homme qui tente de fuir en possession de cannabis. Il dit être marocain et s’appeler Reda Massoud. Ses empreintes digitales sont celles retrouvées sur le verre de vodka.
On va donc enfin savoir celui qui se cache derrière ce nom. Et ce que l’on va découvrir aura de quoi perturber Edouard Louis, très engagé dans la lutte en faveur des minorités et ardent militant du comité La vérité pour Adama (du nom d’Adama Traoré, mort lors de son arrestation, en 2016). Car Reda coche toutes les cases. Tout d’abord, il ne s’appelle pas Reda et n’est pas marocain. Son vrai nom est Riadh Belferroum et il est algérien. Dernier d’une fratrie de huit, issu d’une famille de la classe moyenne, élevé dans une ferme du nord-est de l’Algérie, sans diplôme, il a quitté son pays, où il n’est guère facile de vivre son homosexualité. Il a suivi le long parcours du migrant, via Istanbul, la Grèce, la prison en Serbie, et, finalement, Paris. Là, sans papiers, il travaille au noir, tantôt comme ferrailleur, tantôt sur des chantiers, habitant le plus souvent chez son petit ami, libraire à Saint-Germain-des-Prés.
Certes, il lui est arrivé d’aborder des gays à la sortie de bars, et il est établi qu’il en a au moins profité une fois pour voler le portable de son amant (ivre) d’une nuit. Il reconnaît aussi avoir tenté de dérober l’iPad d’Edouard Louis. Mais pour ce qui est du viol, il nie avec la dernière énergie : « Je n’ai jamais commis de viol. Même le vol, je ne commets jamais de vols avec violences. Quand j’ai entendu dire qu’il m’accusait de l’avoir violé, j’étais choqué. Je n’ai jamais eu de pistolet de ma vie. Je ne suis pas assez fou pour porter un pistolet sur moi. Je ne l’ai jamais étranglé avec une écharpe. » Il ne déviera jamais de cette ligne : voleur parfois, violeur jamais.
« IL FAUT QUE ÇA S’ARRÊTE »
L’instruction prend alors un tour vraiment étrange. Entendu par la juge le 10 mai 2016, entre quelques rares bribes de récit, Edouard Louis répète dix-neuf fois « Je ne me souviens plus » ou « Je ne sais plus »… A l’expert mandaté pour son « examen psychologique », il déclare d’emblée : « Il faut que ce soit un non-lieu. Je suis contre la prison. Nous avons fait plusieurs fois l’amour. C’était très bien, mais […] ça a dégénéré. Ça suffit, cette histoire, il faut que ça s’arrête. » Puis : « Mes amis m’ont forcé à porter plainte et je regrette de m’être laissé influencer. » L’écrivain ne se présente même pas à la confrontation avec son « agresseur » organisée par la juge. Bref, un dossier fou dans lequel l’accusé réclame à cor et à cri d’être enfin confronté à sa victime, tandis que la victime demande un non-lieu pour son agresseur !
Paradoxalement, aux yeux de certains, la qualité d’écrivain d’Edouard Louis plaiderait presque en sa défaveur. Son expertise psychologique diligentée par la juge conclut : « D’intelligence fine, il sait être stratège et utiliser tous les grands outils intellectuels. […] Il pourrait avoir tendance à interpréter trop fortement des situations, au point qu’il se sente victime, malaimé de la part d’autrui, qu’il s’agisse de la vie sexuelle ou non. » En filigrane, on sent poindre cette interrogation : Edouard Louis n’aurait-il pas un peu romancé cette nuit du 24 décembre 2012? Certes, à l’époque, il n’avait encore rien publié. C’est en 2014, avec En finir avec Eddy Bellegueule, qu’il fait une entrée fracassante en littérature. Car, autre curiosité de ce dossier, au moment des faits, il s’appelle encore Eddy Bellegueule, son nom de baptême. Ce n’est que plus tard, au terme d’une longue procédure, qu’il parviendra à adopter administrativement le nom d’Edouard Louis et deviendra un auteur traduit dans de très nombreux pays et auquel de prestigieuses universités consacrent des séminaires. En cette nuit de Noël 2012, ce ne sont donc pas Edouard et Reda qui se sont rencontrés, mais Bellegueule et Belferroum…
A quoi va donc ressembler le procès de cette étrange affaire? En décidant de requalifier le « viol » en simple « agression sexuelle », la juge d’instruction a fait le choix d’éviter les assises et un risque de très longue peine à Reda. Faute d’éléments, la magistrate n’a pas non plus retenu l’usage de l’arme. « L’expertise médicale établit qu’il y a bien eu tentative de strangulation et lésions anales, que veut-on de plus ? interroge Me Pierrat. Edouard Louis demande seulement que l’on reconnaisse son statut de victime. » Pour compliquer le tout, les photos originales de l’expertise médicale réalisée au lendemain des faits ont été perdues. Et puis, en mai 2017, une contre-expertise a rendu des conclusions mi-figue mi-raisin, renvoyant dos à dos les deux protagonistes. « Mon client est resté onze mois à Fleury-Mérogis, en attendant une confrontation à laquelle son accusateur s’est finalement dérobé, s’insurge son avocate, Me Marie Dosé. Pour quelqu’un qui se dit contre la prison, vous trouvez cela normal ? » Elle vient d’ailleurs de faire appel de la décision de renvoyer son client en correctionnelle.
Aux dernières nouvelles, Edouard Louis était en tournée littéraire entre Berlin, Zurich et Londres. Reda, lui, est retourné à l’anonymat des sanspapiers. Pour leur malheur, ils se seront croisés par hasard quelques heures dans leur vie, un soir de Noël. Une histoire violente, en effet.
Pour certains, la qualité d’écrivain d’Edouard Louis plaiderait presque en sa défaveur