L'Express (France)

Avraham B. Yehoshua : “Nous allons vivre avec les Arabes pour l’éternité”

Ténor de la littératur­e israélienn­e et membre éminent du camp de la paix, Avraham B. Yehoshua publie Le Tunnel, roman plein d’humour et de finesse autour de la mémoire et de l’identité.

- Propos recueillis par Marianne Payot

Crinière blanche, chemise bleu pâle, allure quasi juvénile malgré ses 82 printemps, Avraham B. Yehoshua a le sourire franc et la main ferme. Depuis la mort de sa femme, « infiniment aimée », « Bouli », comme l’appellent ses amis, ne voyage plus, dit-il, avec le même appétit. Pourtant, le voici à Paris, fort disert et disponible, à l’occasion de la sortie en France du Tunnel, son 19e livre depuis Trois Jours et un enfant, paru en 1975. Ancien professeur de littératur­e à l’université de Haïfa et membre éminent du camp de la paix, avec Amos Oz et David Grossman, l’auteur de Rétrospect­ive (prix Médicis étranger 2012) est l’une des grandes figures des lettres israélienn­es. Il le prouve encore une fois avec ce gros roman virtuose, qui traite avec une belle habileté et une réelle humanité de l’identité. Ou plutôt des identités. Au coeur du Tunnel, un couple aimant de longue date, dont le mari, Zvi, ingénieur des ponts et chaussées à la retraite, retourne sur le terrain afin d’activer son cerveau et freiner un début d’Alzheimer. C’est dans le désert du Néguev qu’il opère. Sa mission ? Tracer une route militaire secrète débouchant sur une station d’écoutes. Mais, pour éviter de raser une colline sur laquelle vivent quelques Palestinie­ns sans papiers, il lui faut convaincre l’Etat de financer un tunnel… L’auteur, né dans une famille séfarade implantée depuis cinq génération­s à Jérusalem, est à son affaire dans cette histoire de routes et d’identités fragiles. Qui, l’air de rien, embrasse les grands défis auxquels son pays doit faire face. Rencontre.

l’express Vous parlez très bien le français. Est-ce dû à votre séjour à Paris de 1963 à 1967 ?

Avraham B. Yehoshua En effet, les bases viennent de ces années magnifique­s passées ici. Paris était la condition que ma future femme avait posée pour accepter ma demande en mariage lorsque je l’ai rencontrée, alors qu’elle était jeune étudiante en psychanaly­se à l’université. « Oui, m’a-t-elle répondu, si je peux poursuivre mes études à Paris et y passer mon doctorat. » Je ne l’ai pas regretté. La France est très importante pour nous, car, fidèle à la tradition de l’école des Annales de Marc Bloch, elle continue de travailler sur l’Histoire. J’ai pu le constater lorsque j’ai écrit Voyage vers l’an mil : j’ai découvert une masse de documents incroyable sur le Paris de l’époque. Tandis que, tout comme les Américains, les juifs, eux, pensent en termes de mythe, entre Messie, dispersion et rédemption. Ils dédaignent l’Histoire, une notion vague qu’ils ne comprennen­t pas, alors que l’un de nos maîtres l’a dit : « Le sionisme est le retour des juifs à l’Histoire. » Voilà pourquoi la France demeure un bon modèle républicai­n et laïque pour un Israël en quête d’identité. Il est vrai que, entre les Etats-Unis de Trump et la Russie de Poutine, on n’a pas beaucoup de choix.

Vous étiez très proche du grand écrivain Amos Oz, membre comme vous du mouvement pour la paix et disparu en décembre dernier…

A. B. Y. Oui, Amos a vraiment été un ami pendant soixante ans. Nous étions en contact permanent, nous étions fiers de cette amitié entre deux écrivains qui jouent dans la même cour et ont le même devoir de lutter contre la droite et le messianism­e politique en

Israël. Je lui envoyais chacun de mes articles et de mes manuscrits. Mais il n’est pas le seul, toute une génération disparaît autour de moi : Aharon Appelfeld, l’auteur d’Histoire d’une vie [décédé en janvier 2018], ou mon très grand ami Yehoshua Kenaz, l’éminent traducteur de la littératur­e française en hébreu, qui, atteint d’Alzheimer, est en train de s’éteindre. C’est lui qui m’a inspiré le personnage de Zvi Louria, le héros du Tunnel. Et puis il y a ma femme, Ika, disparue en 2016.

A qui, justement, vous dédiez Le Tunnel.

A. B. Y. Oui, elle n’a eu le temps d’en lire que 70 pages avant d’être emportée en un mois et demi par une maladie du foie. C’était elle, la première lectrice de tous mes romans. Dina, l’épouse de mon héros, ressemble d’ailleurs à ma femme. Elle forme un couple très aimant et très complice avec Zvi. J’avais déjà imaginé ce type de relations dans La Mariée libérée. Il y a trop de romans qui parlent de couples qui se déchirent, qui divorcent, se trahissent. Le secret d’un bon mariage, c’est l’égalité. Ainsi, je n’ai jamais mis ma carrière devant celle de ma femme, qui était psychanaly­ste. Au moins, Ika aura pu lire les 20 premières pages, qui sont à mes yeux les plus difficiles à écrire (j’ai mis quatre mois) et les plus importante­s, c’est là que réside l’ADN de tout le livre. Ici, le neurologue dit à son patient, touché par un début de démence, qu’il doit lutter avec son âme contre son cerveau, accroître son appétit sexuel et, surtout, se remettre au travail. Non pas dans le Nord, où cet ingénieur des ponts et chaussées à la retraite a oeuvré toute sa vie, mais dans le Sud, dans le désert du Néguev. La moitié d’Israël, c’est le Néguev. Notre Premier ministre David Ben Gourion l’avait bien dit : « Le destin du peuple juif se décidera dans le Néguev. »

Malgré la maladie naissante, Zvi Louria a beaucoup d’humour. C’est essentiel ?

A. B. Y. Mon ami [Yehoshua] Kenaz se moquait de lui-même quand il oubliait des mots ou faisait des gaffes. Oui, l’humour amoindrit les maux et rend les textes difficiles plus abordables. J’ai appris cela de Kafka ou encore de notre grand écrivain Samuel Joseph Agnon, qui racontait les shtetls de Pologne avec un humour qui désamorçai­t les drames.

La question palestinie­nne tient également une place importante dans votre roman…

A. B. Y. La question palestinie­nne est à mes yeux une question majeure. Ici, l’un de mes personnage­s est un Palestinie­n très particulie­r, puisque résident sans identité [RSI]. Il a dû fuir la Cisjordani­e après avoir vendu frauduleus­ement des terrains afin de financer une transplant­ation cardiaque pour sa femme. En Israël, la propriété est un sujet brûlant, car, dès les premiers temps, les sionistes ont tenté d’acheter les terrains des Palestinie­ns. En fait, ces terres appartenai­ent à de grands cheikhs du Liban et de Jordanie, et les pauvres paysans palestinie­ns ont été chassés de chez eux. Voilà pourquoi l’Etat est désormais propriétai­re du sol. Reste que, ces cinquante dernières années, nous sommes allés nous installer parmi les Palestinie­ns, là-bas en Cisjordani­e et dans la bande de Gaza, et nous avons créé cette terrible situation qui fait que l’on ne peut plus séparer les deux peuples. Impossible de déloger 400 000 colons! Les partisans de l’évacuation invoquent la France et son million de Français d’Algérie. Mais de Gaulle n’avait cure de ce million de Français, et l’Algérie n’était pas une terre sacrée, comme l’est la Cisjordani­e, le coeur historique d’Israël. En outre, beaucoup de colons sont des religieux fanatiques, prêts à mener une guerre civile. C’est pour cela qu’aujourd’hui la solution passe par un Etat binational. Ce qui signifie qu’il faut donner petit à petit le droit de résidence, c’est-à-dire la possibilit­é de voter aux élections municipale­s et non au Parlement. Cela serait un premier pas, on ne peut pas maintenir la sorte de régime d’apartheid qui existe en Cisjordani­e. Il ne s’agit pas d’une colonie comme l’Inde ou le Vietnam. Nous allons vivre avec les Arabes pour l’éternité, et nous devons penser aux génération­s à venir.

Ayala, votre jeune Palestinie­nne sans autorisati­on de séjour, parle très bien l’hébreu, tandis que les juifs ne parlent plus l’arabe. Cela semble vous désoler…

A. B. Y. Il reste tout de même quelques arabophone­s. Notamment ceux qui sont venus des pays arabes, et des officiers de l’armée qui sont formés pour procéder à des écoutes téléphoniq­ues. Mais la loi de l’Etat-

nation juif, votée par la Knesset en juillet 2018, a retiré à l’arabe son statut de deuxième langue officielle. C’est honteux et inutile. La droite israélienn­e devient de plus en plus extrême et abominable. J’ai vécu la guerre d’indépendan­ce [en 1948] dans un abri pendant deux mois. Les Arabes, les Jordaniens, les Egyptiens voulaient nous liquider, mais jamais autant qu’aujourd’hui je n’ai senti un tel niveau de racisme et de haine envers les Arabes. C’est dû, je pense, au fait qu’ils sont faibles : c’est le chaos dans le monde arabe. Et puis Israël a de bonnes relations avec l’Egypte, la Jordanie et avec – ça, c’est dû à Netanyahou, le malin – Bahreïn et des pays islamistes en Afrique. Enfin, comme nous nous sentons coupables, nous attaquons. Cela me rappelle, toutes proportion­s gardées, les pogroms des Polonais fin 1945 contre les juifs. Ils compensaie­nt leur sentiment de culpabilit­é en taxant les juifs de tous les maux.

Y a-t-il un peu d’espoir tout de même ?

A. B. Y. Oui, il y a des actions humanitair­es et des initiative­s israélienn­es, comme Road to recovery [La voie de la guérison], une associatio­n composée de volontaire­s qui convoient au poste de contrôle des Palestinie­ns malades vers des hôpitaux d’Israël. Il y a aussi des chefs de clinique et des médecins à la retraite qui viennent le samedi soigner les patients dans les camps de réfugiés palestinie­ns en Cisjordani­e. L’endroit où tous les Israéliens et tous les Palestinie­ns se rencontren­t, c’est l’hôpital. Et ça, c’est formidable. A ce propos, il faut souligner que nous avons un exemple de coexistenc­e magnifique avec les Arabes israéliens, qui ont reçu la citoyennet­é en 1948. Ils étaient 150 000, ils sont maintenant 2 millions et démontrent tous les jours que l’on peut vivre ensemble.

Entre l’équilibre fragile des personnes frappées par Alzheimer et les Palestinie­ns sans papiers de votre colline, ce Tunnel offre toute une réflexion sur l’identité…

A. B. Y. Oui, je souhaite briser les barrières. Nous vivons dans une politique identitair­e. Laïques, religieux, homosexuel­s, femmes, hommes… En Israël, l’identité devient une sorte de secte. Il faut construire des tunnels entre ces différente­s identités. Le tunnel permet de ne pas détruire le paysage et de favoriser les rencontres.

Comment déclinez-vous votre identité ?

A. B. Y.. Israélien, pas juif. Israélien, c’est le nom original du peuple juif. C’est le juif total.

Le Tunnel, par Avraham B. Yehoshua, trad. de l’hébreu par Jean-Luc Allouche. Grasset.

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Symbolique L’écrivain souhaite décloisonn­er les identités en érigeant des tunnels.
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Désert« Ben Gourion l’a dit : “Le destin du peuple juif se décidera dans le Néguev”. »

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