C’était dans L’Express… “Etre de gauche”, par Jean-François Revel (1968)
Relisant Aron, Revel décortique les mécanismes psychologiques de l’intelligentsia face aux démentis de la réalité.
Relire, après treize ans, L’Opium des intellectuels, à l’occasion de cette nouvelle édition, est une façon de s’interroger sur les rapports de l’intelligence et de la politique, ou plutôt de l’« intelligentsia » et de la politique. L’année de sortie de ce livre, 1955, était, de surcroît, sans que l’auteur le sût, une bonne date pour faire le point : on était à la veille du XXe Congrès du PC soviétique et de la répression russe en Hongrie, deux événements qui, paradoxalement associés au tiédissement de la guerre froide, allaient jeter un trouble profond parmi les intellectuels de gauche. […]
Aussi L’Opium des intellectuels apparaît-il comme beaucoup moins polémique aujourd’hui que dans le monde manichéen de 1955. Alors guerre froide et quasi-guerre civile séparaient les adversaires en deux camps bien nets, selon un modèle remontant à l’affaire Dreyfus, au Front populaire, à la Résistance.
Maintenant, les analyses de Raymond Aron sur les équivoques de la notion de gauche, de révolution, de prolétariat, sur les messianismes du « sens de l’histoire », sa critique du livre de Maurice Merleau-Ponty, Humanisme et terreur, peuvent être lues avec une moindre passion et des réactions moins vives.
Est-ce à dire que les « opiomanes » ont pour autant actuellement disparu ? En aucune façon. Et comment définir l’opiomanie intellectuelle? Elle consiste très exactement à jeter le doute sur les intentions de l’interlocuteur lorsque celui-ci exprime des réserves sur le terrain des preuves, des faits, des arguments techniques; et, inversement, à refuser soimême toute signification négative à certains faits, pour les interpréter à la lumière exclusive d’intentions dont on a cessé depuis longtemps d’exiger des manifestations tangibles.
Ainsi, en 1968, on considère volontiers, à gauche, comme « structurel » qu’il existe des dictatures dans les pays récemment décolonisés. Ces dictatures sont fréquemment présentées comme nécessaires à la construction économique de ces pays. Si vous soulignez l’échec de la construction économique, cet échec est alors imputé au néo-colonialisme. Si vous faites observer que tel pays étiqueté socialiste a englouti dans la gabegie plus de millions de dollars que tel autre, également victime du néo-colonialisme, mais dont l’économie se porte bien, on se voit opposer… un refus de l’économisme. Bref, à aucun moment vous ne pouvez obtenir le retournement de l’hypothèse de départ, à savoir de ce fameux lien « structurel » entre dictature politique et solution socialiste du sous-développement, lien qui, précisément, semble bien n’avoir jamais fait la preuve de son efficacité. A aucun moment non plus vous ne pouvez obtenir l’adoption provisoire de l’hypothèse inverse, à savoir que les dictatures en question seraient peut-être simplement des dictatures de droite, de cet idéal.
En somme, on serait de gauche comme Simone de Beauvoir explique fort bien, dans Privilèges, que l’on est de droite, en vertu d’une « qualité » foncière : l’intellectuel de gauche, dans ce cas, ne souscrit pas à une thèse parce qu’elle est révolutionnaire, elle devient révolutionnaire parce qu’il y souscrit. […]
La gauche prend dès lors un caractère personnel, et personnalisé, sinon même sacralisé, un peu comme un « sang bleu » nouvelle manière. Il est des êtres et des choses qui « sont » intrinsèquement de gauche, et, bien loin d’avoir à rendre des comptes à tel ou tel idéal, sont eux-mêmes la source, ou la confirmation de ses analyses dans les faits. […]