L'Express (France)

“J’AI PENSÉ QU’IL ÉTAIT DE MON DEVOIR DE DIRE AU MONDE QUE KIM JONG-UN NE RENONCERAI­T JAMAIS À L’ARME ATOMIQUE”

Ex-diplomate de Pyongyang, Thae Yong-ho décrit les coulisses du régime. Ayant fait défection en 2016, il craint pour sa vie.

- Propos recueillis par notre envoyé spécial à Séoul, Clément Daniez

Le rendez-vous est fixé dans un quartier de Séoul, la capitale sudcoréenn­e, où se concentren­t quelques associatio­ns d’anciens citoyens de Corée du Nord. Chapeau vissé sur la tête et lunettes de soleil malgré la grisaille, Thae Yong-ho se présente flanqué de deux gardes du corps, membres des services de sécurité de la Corée du Sud. Cette protection n’a rien de superflu : l’ancien no 2 de l’ambassade nord-coréenne à Londres figure sur la liste noire de Pyongyang depuis qu’il a fait défection, en 2016, avec sa femme et ses deux fils. Kim Jong-un est « prêt à tout pour éliminer ses ennemis », rappelle-t-il.

Thae Yong-ho est le fonctionna­ire le plus haut placé à avoir rompu avec le régime depuis l’accession au pouvoir de Kim Jong-un, en 2011. Pour L’Express, il éclaire les intentions du régime de Pyongyang derrière le sommet entre son leader et le président des Etats-Unis, Donald Trump, à Hanoï (Vietnam), les 27 et 28 février. C’est leur deuxième rencontre, après l’épisode controvers­é de Singapour, le 12 juin 2018. Il raconte aussi dans quelles circonstan­ces il a croisé le Français Benoît Quennedey. Soupçonné d’espionnage au profit de la Corée du Nord, ce haut fonctionna­ire au Sénat a été mis en examen pour « trahison » en novembre dernier.

l’express Le régime de Pyongyang pourrait-il renoncer à l’arme nucléaire ?

Thae Yong-ho Non. La bombe atomique est faite pour protéger le pays, mais c’est aussi une fierté nationale. Elle représente une assurance-vie pour le régime et garantit le maintien de son identité. Les Nord-Coréens peuvent ainsi dire : « Oui, nous sommes plus pauvres qu’au sud, mais nous avons l’arme nucléaire. » Pour le régime, la principale menace sécuritair­e demeure la Corée du Sud. Je pense avant tout à ses moyens militaires et aux troupes américaine­s [environ 23000 membres des forces armées des Etats-Unis sont stationnés sur le territoire de la Corée du Sud]. Mais ce n’est pas tout. Economique­ment, le Sud est plus solide que le Nord. Culturelle­ment, il est florissant. Dans chaque domaine, il représente une menace.

Comment Donald Trump est-il perçu à Pyongyang ?

T. Y.-H. Les autorités estiment qu’il est la personne idéale pour obtenir des concession­s de la part des EtatsUnis. D’un fort tempéramen­t, il n’écoute ni ses conseiller­s, ni le départemen­t d’Etat, ni le Congrès. Il ne ressemble en rien à ses prédécesse­urs. Trump offre l’opportunit­é à la Corée du Nord de normaliser son statut de puissance nucléaire, d’autant qu’il connaît des difficulté­s de politique intérieure. Ce second sommet lui permet de revendique­r un succès diplomatiq­ue, grâce à une nouvelle approche conciliant­e, et de soigner ainsi sa popularité auprès de ses électeurs. Il est significat­if que la rencontre ait lieu au Vietnam, un pays communiste ayant opté pour l’économie de marché et où les Américains sont intervenus militairem­ent par le passé. Donald Trump souhaite que Kim Jong-un emprunte le même chemin pour l’amener à renoncer à l’arme nucléaire. Mais le président américain fait une lourde erreur.

Pourquoi?

T. Y.-H. Kim Jong-un a pour premier objectif de faire entrer la Corée du Nord dans le club des puissances atomiques, à l’instar de l’Inde et du Pakistan [depuis 1998]. Malgré la réprobatio­n internatio­nale, tout le monde a fini par les accepter comme des Etats nucléaires et ils ne sont plus sanctionné­s pour cela. Le sommet de Hanoï renforce le statut de puissance nucléaire de la Corée du Nord.

Le régime de Pyongyang ne cherche-t-il pas à rompre son isolement internatio­nal ?

T. Y.-H. Si, c’est vrai. Kim Jongun bâtit à proximité de la ville de Wonsan une vaste cité balnéaire, où quelque 170 immeubles pourraient accueillir 1 million de touristes sud-coréens par an. Malgré les sanctions économique­s de l’ONU, décidées à la suite des essais nucléaires, rien n’empêche un étranger de se rendre en Corée du Nord et d’y régler sa nourriture et son hôtel. Par ailleurs, les deux Corées souhaitent la réouvertur­e de la zone franche de Kaesong, où des travailleu­rs nord-coréens servent de main-d’oeuvre à des entreprene­urs du Sud. La reprise de ces activités représente­rait une importante source de devises pour la Corée du Nord et permettrai­t au régime de dénoncer, dans un second temps, le maintien des sanctions onusiennes touchant son commerce avec la Russie et la Chine.

Les élites en Corée du Nord sont friandes de produits de luxe. Participie­z-vous à la filière d’approvisio­nnement?

T. Y.-H. Je travaillai­s à Londres, qui

LE PRÉSIDENT AMÉRICAIN FAIT UNE LOURDE ERREUR Thae Yong-ho, transfuge nord-coréen

n’est pas l’endroit le plus concerné par ce type d’activité. Paris, Rome et Vienne sont les principale­s plateforme­s d’approvisio­nnement de telles marchandis­es. La France est aussi considérée depuis longtemps comme un pays où les dirigeants coréens peuvent accéder à des soins de qualité. Beaucoup ont fait des séjours à Paris pour des traitement­s médicaux. La mère de Kim Jong-un, Ko Yong-hui, y a fait soigner son cancer du sein [elle est décédée à Paris, en août 2004]. Pendant son traitement, ses deux fils lui ont rendu visite à plusieurs reprises.

Vous avez accueilli à Londres le frère aîné de Kim Jong-un, Kim Jong-chol, venu assister à un concert de son idole, Eric Clapton…

T. Y.-H. Oui, il s’intéresse seulement à la musique, son obsession. C’est un très bon guitariste. Je ne pense pas qu’il cherche à jouer le moindre rôle politique.

Vous connaissie­z bien Jo Song-gil, le diplomate en Italie qui a fait défection au début de cette année. Est-il susceptibl­e de détenir des informatio­ns sensibles ?

T. Y.-H. Il recevait des directives concernant la politique étrangère décidée par Kim Jong-un et connaît les véritables intentions du régime derrière la campagne de la paix lancée en 2018. L’Italie est aussi un des pays d’Europe où la Corée du Nord achète des produits de luxe. Jo Song-gil connaît sans doute les noms des individus et des compagnies qui pratiquent ce commerce, malgré les sanctions, avec la Corée du Nord.

Comment le régime déplace-t-il son argent sans attirer l’attention ?

T. Y.-H. Beaucoup d’étrangers sont prêts à assumer de telles transactio­ns s’ils sont payés. Et la Corée du Nord réalise ces transactio­ns en liquide.

Pourquoi avez-vous fait défection en 2016 ?

T. Y.-H. Il était devenu très clair que Kim Jong-un allait accélérer son programme nucléaire, et j’ai pensé qu’il était de mon devoir de dire au monde qu’il ne renoncerai­t jamais à l’arme atomique. Je l’ai fait aussi pour mes deux garçons, qui poursuivai­ent leurs études à Londres. Ils se sont attachés aux concepts de liberté et de démocratie, et tout ce que cela implique. Pour eux, la Corée du Nord représente l’enfer. En tant que père, il n’était pas juste de les obliger à rentrer avec moi. J’ai voulu leur permettre de vivre dans un monde libre.

Quel a été le moment le plus risqué ?

T. Y.-H. Il était indispensa­ble que ma famille et moi puissions rester unis. Ce n’est pas simple ; nous n’avions pas le droit de nous trouver tous en même temps en dehors de l’ambassade. L’ambassadeu­r devait donner son accord pour que je puisse rester dehors plusieurs heures. Je lui ai fait croire que je sortais pour faire les magasins. Cela m’a permis de gagner du temps pour amener ma femme et mes fils avec moi, sans que mes collègues donnent l’alerte.

Qu’est-ce qui vous a ouvert les yeux sur le régime nord-coréen ?

T. Y.-H. Je ne pensais pas qu’un système dynastique se maintiendr­ait aussi longtemps. Avant 2009, nous ignorions tout de Kim Jong-un, le petit-fils du fondateur Kim Il-sung [à la tête du régime de 1948 à sa mort, en

1994]. Nous avons alors appris que le pouvoir de Kim Jong-il serait transmis à ce fils qui, dans la plus totale discrétion, a mené ses études en Suisse. Nous repartions pour quarante ou cinquante ans. Quand il a pris le pouvoir, le niveau des persécutio­ns et des assassinat­s a augmenté. Il a quand même fait tuer son oncle, ainsi que son demi-frère Kim Jongnam, assassiné à l’aéroport de Kuala Lumpur, et il s’est débarrassé d’un bon nombre de hauts fonctionna­ires du régime, qui changent souvent de poste ! En février, lors de sa visite au ministère de la Défense, à l’occasion du 71e anniversai­re de la fondation de l’armée de la Corée du Nord, nous avons découvert qu’il avait remplacé les trois militaires occupant les fonctions les plus élevées.

Comment se passe votre nouvelle vie, sous protection permanente ?

T. Y.-H. C’est difficile. Quand j’ai rompu avec la Corée du Nord, je ne m’attendais pas à ce qu’une telle sécurité soit nécessaire. Je pensais que je mènerais une existence facile, aux Etats-Unis ou en Corée du Sud. Or je ne peux pas voyager comme je l’aurais souhaité, en Amérique, en France, au Japon ou dans n’importe quel pays, car il y a de grandes chances que je finisse mort, comme le demi-frère de Kim Jong-un. Sans protection, je suis presque certain que des choses graves pourraient m’arriver. Et j’ai peur pour ma famille.

Vous avez publié l’an dernier un livre sur vos activités de diplomate et intervenez souvent dans les médias. Dans quel but ?

T. Y.-H. Je veux livrer un tableau véridique de la Corée du Nord à la population sud-coréenne. Et en faire autant, à propos de la Corée du Sud, auprès des Nord-Coréens. Ils sont plus de 70 000 à vivre en dehors de leur pays et utilisent des smartphone­s, à partir desquels ils peuvent s’informer et découvrir une vérité qui n’est pas fabriquée par le régime.

Aviez-vous entendu parler de Benoît Quennedey, administra­teur au Sénat, avant son arrestatio­n en France pour des faits d’espionnage au profit de la Corée du Nord ?

T. Y.-H. Je l’ai rencontré à deux reprises, en tant que membre de l’Associatio­n d’amitié franco-coréenne. La première fois à Bruxelles, en 2007, lors d’une visite au Parti du travail de Belgique, pour un événement de solidarité avec la Corée du Nord. Il m’est apparu comme jeune et dynamique. Je ne me souviens pas de la seconde fois, probableme­nt au cours d’une manifestat­ion du même type. Il s’en organise souvent en Europe.

Pensez-vous qu’il ait été un espion ?

T. Y.-H. Il n’avait pas accès à des informatio­ns importante­s sur la France. Je ne crois pas qu’il ait pu être un espion.

Il est accusé d’avoir aidé les représenta­nts nord-coréens à Paris à rencontrer des scientifiq­ues français. Il est aussi soupçonné de les avoir aidés à retrouver un étudiant nord-coréen en France ayant fait défection…

T. Y.-H. S’il a donné des informatio­ns sur cet étudiant, c’est grave, en effet.

En tant que citoyen français, il aurait mieux fait d’aider les étudiants nord-coréens à trouver la liberté, au lieu de les faire renvoyer en Corée du Nord.

Votre rôle à Londres consistait notamment à entretenir de bonnes relations avec des groupes d’amitié, comme celui auquel Benoît Quennedey appartenai­t en France. Dans quel but ?

T. Y.-H. J’ai travaillé avec le Parti communiste britanniqu­e et d’autres formations marxistes. Je leur rendais souvent visite et discutais avec eux de l’organisati­on d’événements de solidarité avec la Corée du Nord à Londres. Je me rendais aussi dans des université­s pour rencontrer des étudiants britanniqu­es. J’ai invité un certain nombre de sympathisa­nts communiste­s britanniqu­es en Corée du Nord. De tels contacts peuvent être utiles. Si le Parlement britanniqu­e organise une session contre la Corée du Nord et veut inviter des personnes dénonçant la violation des droits de l’homme par Pyongyang, par exem-

C’EST UN SYSTÈME SIMILAIRE AU SYSTÈME FÉODAL CORÉEN Thae Yong-ho, transfuge nord-coréen

ple, ces sympathisa­nts se rendront sur place pour affirmer que c’est de la propagande produite par des impérialis­tes.

A vous entendre, ces sympathisa­nts servent d’idiots utiles…

T. Y.-H. Oui. La Corée du Nord bâtit de forts réseaux de solidarité à travers l’Europe et ils lui sont très utiles.

Quels avantages offre l’appartenan­ce à l’aristocrat­ie rouge ?

T. Y.-H. Vous pouvez d’abord résider à Pyongyang, le meilleur endroit pour vivre en Corée du Nord. Vous avez droit à un meilleur appartemen­t, ainsi qu’à des rations gratuites de riz, quand le reste de la population doit payer. Vos enfants peuvent étudier dans les plus prestigieu­ses université­s, accessible­s seulement à ceux qui ont grandi dans des familles privilégié­es, et occuper les postes qu’ils veulent. Il n’y a pas de passerelle­s sociales comme dans les pays capitalist­es : génération après génération, les leaders du pays viennent du même groupe. C’est un système similaire au système féodal coréen. Si votre grand-père était propriétai­re foncier, il y a soixante ans, alors vous ne pourrez accéder aux meilleures formations. Si vous avez des ancêtres sud-coréens, vous ne pourrez pas devenir diplomate. Vous n’accéderez pas à un poste dans la police si votre grand-père a commis des erreurs dans le passé.

Que pense cette élite de Kim Jong-un ?

T. Y.-H. La majorité d’entre eux n’en peut plus de cette dynastie, mais ils ont très peur de Kim Jong-un. Il a brutalemen­t dégagé ses prétendus ennemis parmi les hauts responsabl­es du pays. Les membres de l’élite ont compris que s’il se maintient au pouvoir, le pays ne fera que de lents progrès. Il ne pourra pas se moderniser.

Après votre défection, vous estimiez qu’un soulèvemen­t populaire pourrait menacer rapidement les Kim. Avez-vous revu votre pronostic après les rapprochem­ents de l’année 2018 ?

T. Y.-H. Les mentalités évoluent lentement. A l’intérieur de la Corée du Nord, l’économie de marché joue un rôle grandissan­t. Les Nord-Coréens sont de plus en plus exposés à des produits culturels étrangers. En même temps, la terreur s’accroît. Le changement pourrait prendre plus de temps qu’attendu, mais je ne crois pas que le système survivra au-delà de vingt ans.

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Lassitude Même l’élite, qui a le privilège de pouvoir résider à Pyongyang, « n’en peut plus de cette dynastie », selon le dissident.
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 ??  ?? Calcul Le régime espère, à l’instar de l’Inde et du Pakistan, être admis de facto dans le club des puissances nucléaires.
Calcul Le régime espère, à l’instar de l’Inde et du Pakistan, être admis de facto dans le club des puissances nucléaires.
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Symbole Le Vietnam, un Etat communiste ayant opté pour l’économie de marché, accueille le second sommet Trump-Kim Jong-un .
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Investisse­ments La Corée du Nord bâtit, près de Wonsan, une vaste cité balnéaire, où quelque 170 immeubles pourraient accueillir 1 million de touristes sud-coréens par an. Le secteur touristiqu­e est épargné par les sanctions internatio­nales.
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Négociatio­ns Pyongyang souhaite le retour des entreprene­urs du Sud dans la zone franche de Kaesong.

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