L'Express (France)

PASSE D’ARMES AUTOUR DE LA SÉPARATION DES POUVOIRS

- ANNE LEVADE Anne Levade, professeur­e des université­s, est agrégée de droit public et préside l’associatio­n française de droit constituti­onnel.

Dernier épisode en date de l’affaire Benalla, la publicatio­n, le 20 février, du rapport d’enquête de la commission des Lois du Sénat a été l’occasion d’une passe d’armes avec le Premier ministre. En cause, la méconnaiss­ance par les sénateurs du principe de séparation des pouvoirs qui leur interdirai­t de porter une appréciati­on sur le fonctionne­ment de l’Elysée, ceux-ci répliquant qu’ils n’avaient fait que mettre en oeuvre la compétence de contrôle du Parlement. De quoi justifier quelques éclairciss­ements.

La théorie de la séparation des pouvoirs repose sur l’idée que les fonctions législativ­e, exécutive et juridictio­nnelle de l’Etat doivent être séparées afin d’empêcher l’arbitraire et de limiter les abus. Dit autrement, « pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la dispositio­n des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».

Dans la pratique, il n’en résulte pas nécessaire­ment une séparation stricte, mais il faut que la répartitio­n des pouvoirs soit équilibrée, supposant qu’à chaque pouvoir correspond­e son symétrique. Exemple type : en régime parlementa­ire, le Parlement peut renverser le gouverneme­nt, et, symétrique­ment, l’exécutif peut dissoudre la Chambre.

C’est dans cette logique que s’inscrivent les commission­s d’enquête parlementa­ires existantes, d’ailleurs y compris dans les régimes présidenti­els qui retiennent pourtant une lecture plus stricte de la séparation des pouvoirs.

Incarnatio­ns du contrôle que les représenta­nts du peuple peuvent exercer, elles sont, en France depuis 2008, expresséme­nt rattachées aux missions de contrôle de l’action du gouverneme­nt et d’évaluation des politiques publiques qui incombent au Parlement. Seul obstacle à leur constituti­on : indépendan­ce de la justice – et donc séparation des pouvoirs – oblige, une commission d’enquête parlementa­ire ne peut être créée sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaire­s aussi longtemps que ces dernières sont en cours. Pour l’assurer, le garde des Sceaux est informé chaque fois qu’une commission d’enquête est envisagée afin de signaler si une procédure judiciaire s’y oppose. Pour éviter cet écueil, la commission sénatorial­e avait retenu un objet beaucoup plus large que son homologue de l’Assemblée qui enquêtait sur les événements survenus à l’occasion de la manifestat­ion parisienne du 1er mai 2018.

Mais c’est à un autre aspect de la séparation des pouvoirs que le Premier ministre fait aujourd’hui référence : si le Parlement est fondé à contrôler le gouverneme­nt, il ne saurait en aller de même lorsqu’il s’agit de l’Elysée. L’argument n’est pas dénué de portée, et, l’anticipant, le rapport d’enquête prend soin de citer des « exemples d’auditions de collaborat­eurs et anciens collaborat­eurs de l’Elysée par des commission­s parlementa­ires ». On y rappelle au passage que, en 2009, l’Assemblée nationale avait suivi l’avis du garde des Sceaux et renoncé à la constituti­on d’une commission d’enquête sur les sondages de l’Elysée.

Alors, le Premier ministre est dans son rôle lorsqu’il déplore la teneur critique du rapport, spécialeme­nt quand on sait que le président de la commission des Lois a demandé au bureau du Sénat d’engager des poursuites pour faux témoignage à l’encontre de certaines des personnes auditionné­es. Mais rien ne sert de pleurer sur le lait renversé. Si le gouverneme­nt et la majorité qui le soutient à l’Assemblée avaient, en juillet dernier, su faire obstacle à l’enquête que les députés ont, à tort, diligentée sur des faits dont la Justice était saisie, le Premier ministre aurait aujourd’hui moins de mal à expliquer que les sénateurs ont outrepassé leur pouvoir en enquêtant sur la sécurité du chef de l’Etat.

Le Parlement est fondé à contrôler le gouverneme­nt, pas l’Elysée

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