“Batailler contre les idées antidémocratiques”
Comment sauver les démocraties libérales? Yascha Mounk et Hubert Védrine répondent à L’Express sur cet enjeu essentiel.
Lancien ministre socialiste des Affaires étrangères Hubert Védrine est un expert reconnu des relations internationales. Yascha Mounk, jeune intellectuel américain d’origine allemande et polonaise, universitaire aux Etats-Unis, dénonce, lui, la menace illibérale. Entre ces deux avocats déterminés des démocraties, un accord sur l’essentiel, des divergences sur les réponses.
l’express Vous constatez une crise sans précédent de la démocratie libérale. En quoi a-t-elle failli ?
Yascha Mounk Beaucoup de gens estiment que les élites sont responsables de cette faillite, ce qui est certainement en partie vrai. Mais, si l’on regarde de plus près, elles n’étaient pas non plus parfaites il y a quarante ans. Peut-être prenonsnous conscience aujourd’hui que la démocratie libérale a dû pour l’essentiel sa stabilité aux conditions particulièrement favorables des Trente glorieuses : une croissance économique très forte, des sociétés homogènes. A présent que le contexte a radicalement changé, l’adhésion aux valeurs de la démocratie libérale n’est plus aussi forte.
Hubert Védrine Si Yascha Mounk a raison, ce qui est possible, cela voudrait dire que l’avenir de cette démocratie « libérale », qui s’est épanouie dans la « bulle » de l’Europe de l’après-guerre sous protection stratégique, n’est pas assuré. A mon sens, deux phénomènes se combinent : la contestation du libéralisme, dont les promesses d’enrichissement du plus grand nombre n’ont pas été tenues, ou alors elles ont été discréditées par des inégalités devenues intolérables. Et la contestation de la démocratie représentative. Celle-ci a été mise en place il y a deux siècles dans un monde dans lequel les populations, trop absorbées dans leur immense majorité par leurs tâches agricoles quotidiennes, acceptaient de confier un mandat à des représentants, qu’elles jugeaient sur leurs résultats. Nos sociétés modernes n’ont plus rien à voir avec ce modèle. Les individus ont du temps libre, sont très informés, hystérisés par l’information continue – elle-même sous la pression des réseaux sociaux – et par les réseaux sociaux. Ils veulent à tout instant réagir. D’où la revendication furieuse de démocratie directe et instantanée : chacun veut pouvoir intervenir directement et constamment dans l’espace public, et nul ne se reconnaît plus de représentant. Ce risque de dictature de tous sur chacun est plus profond encore que la crise de la démocratie libérale.
Y. M. Pendant longtemps, les institutions représentatives ont été considérées comme les plus à même de traduire la volonté des citoyens. Mais depuis qu’Internet a permis la généralisation de la pratique directe du vote, le fantasme d’une agora digitale, d’une edémocratie, vient de plus en plus les concurrencer et les contester. Benjamin Constant a pourtant bien montré que la vie moderne était très peu compatible avec un investissement dans la politique. L’idée de mobiliser les citoyens, de les faire s’engager pleinement
dans la politique par la démocratie directe, n’est pas réaliste. L’efficacité des moyens digitaux ne change rien à ce constat.
H. V. Même si Benjamin Constant a expliqué à Rousseau que son idée du contrat social était inapplicable, cette pensée ressurgit pourtant aujourd’hui, sur un mode caricatural : « Nul ne peut me représenter, c’est moi seul qui décide. » Les gilets jaunes en sont un exemple, spectaculaire, mais il y en a d’autres depuis des années. Ici, c’est la démocratie elle-même qui est en jeu, avant même de savoir si elle est libérale ou pas.
Face à la montée de l’illibéralisme en Europe, au Brésil ou aux Philippines, défendre notre modèle démocratique peut-il suffire ?
H. V. Il faut évidemment batailler contre les idées et les valeurs antidémocratiques. Mais ce n’est pas suffisant. Car le populisme n’est pas un virus extérieur qui attaque un organisme sain; je le vois plutôt comme une maladie auto-immune de la démocratie elle-même. Les classes populaires et moyennes en Occident ne croient plus aux bienfaits de la mondialisation systématique imposée par des « mondialisateurs » à des populations qu’ils voyaient comme de simples consommateurs. Il en va de même pour l’Europe. Une partie des peuples se détourne de l’intégration européenne parce que l’UE n’a pas été suffisamment à l’écoute et protectrice. Ce qu’on appelle le populisme découle de cette perte de confiance interne et de l’indignation devant l’impotence de l’action publique.
Y. M. J’ajouterais que les populistes font presque toujours le contraire de ce qu’ils promettent. C’est ce que nous avons pu constater avec une collègue en rassemblant une vaste base de données sur l’action des gouvernements populistes au cours des trente dernières années. Alors que les dirigeants de ces régimes se posent en champions de la lutte anticorruption, une fois au pouvoir, ils y succombent encore plus largement que leurs prédécesseurs.
Faut-il voir dans le succès du populisme l’expression d’une intense frustration sociale ou la demande d’un pouvoir fort, autoritaire, voire antidémocratique ?
Y. M. Les citoyens ne veulent pas d’un dictateur à la place d’un démocrate, ils font le constat que le système politique actuel ne fonctionne pas, estiment que tous les dirigeants sont plus ou moins « pourris » et en concluent qu’il faut redonner le pouvoir au peuple. Ceux qui ne sont pas d’accord avec cette analyse sont accusés d’être les défenseurs de ce système corrompu. Pour filer la métaphore médicale, le populisme est capable de rentrer dans le corps démocratique, de le parasiter et, à l’arrivée, de le détruire de l’intérieur. Voilà le danger.
H. V. Celui qui conteste la démocratie représentative ne demande pas un pouvoir fort à l’ancienne puisque le dictateur, le « peuple roi », c’est lui ! Veutil encore une démocratie, même pas libérale ? La question se pose.
Y. M. Les réseaux sociaux atomisent la société, en effet, ce qui pose un énorme problème aux institutions représentatives : cellesci remplissent très bien leur rôle lorsque la société est divisée en gros blocs faciles à incarner au Parlement – les travailleurs, les patrons, la bourgeoisie, etc. Mais sur Facebook ou Twitter, une myriade de groupuscules se font et se défont constamment autour de toutes sortes de motivations. Et les individus se disent depuis des années que leur vote n’a aucune influence sur les politiques publiques décidées par les gouvernements. L’une des raisons pour lesquelles les référendums sont si délicats, c’est qu’ils offrent, pour beaucoup de citoyens, une occasion – la seule – de pouvoir dire « non ». Non à une réforme constitutionnelle en Italie, non au traité constitutionnel en France et aux PaysBas, non à l’Europe au Royaume-Uni.
H. V. C’est frappant de voir se constituer, avec certains réseaux sociaux, des mini-mondes fermés, totalement intolérants, des « foules » – au sens de Gustave Le Bon – irrationnelles par construction, totalitaires en germe, alors que, justement, l’un des grands apports de la démocratie, c’est l’organisation du pluralisme. La seule minorité qui risque alors d’être oubliée, c’est… la majorité. Comment la mesurer, aujourd’hui? Pas par les manifestants dans la rue. Encore moins par la violence. Ni par les « opinions » exprimées sur les réseaux sociaux. Je
pense qu’il faut redonner une pleine légitimité à l’expression du vote. Mais aussi mieux organiser l’expression et la participation entre deux votes.
Evoquons la question de l’ingouvernabilité de nos sociétés. Ce trait n’a-t-il pas pour conséquence la raréfaction du courage politique, si l’on admet que celui-ci consiste à oser aller à l’encontre de l’opinion majoritaire, comme l’a fait François Mitterrand en abolissant la peine de mort ?
Y. M. Oui, c’est la combinaison de ces deux facteurs qu’il faut penser ensemble. Pourquoi, à titre personnel, ai-je confiance dans la parole des médecins sur les vaccins? Ce n’est pas que je connaisse la médecine ni que je sois capable d’évaluer l’efficacité de chaque vaccin. Non. C’est parce que je crois fiables la plupart des institutions de notre société, et je sais que des reportages à charge seraient publiés si les principaux labos pharmaceutiques commercialisaient sans raison des vaccins. Pour résumer : mon degré de confiance dans les médecins dépend d’un ensemble de perceptions au sujet de ce qui marche et ne marche pas dans la société. Pendant les Trente glorieuses, tout n’était certes pas idéal, mais le taux global de confiance des populations dans les représentants politiques et la fiabilité des institutions étaient élevés. Cette confiance a été profondément ébranlée ces deux dernières décennies. Par ailleurs, n’importe quel quidam qui proclamera que son enfant est devenu autiste à la suite d’une vaccination aura droit grâce aux réseaux sociaux à son quart d’heure warholien. L’agenda des réseaux sociaux et de leur effervescence s’est peu à peu imposé aux médias « mainstream ».
H. V. Même à notre époque « moderne » matérialiste, prétendument rationaliste, il y a toujours des gens qui doutent de tout. Les fake news, les « infox », sont vieilles comme le monde. Simplement, ces hurluberlus, jusqu’à la révolution numérique, restaient isolés. Leur mise en réseau, d’une part, et la complaisance du grand public, de l’autre, ont bouleversé la donne. La nocivité des bonimenteurs et des conspirationnistes s’en trouve décuplée. Et les hiérarchies traditionnelles, qui filtraient jusqu’à un certain point le vrai et le faux, sont minées. Le risque, c’est alors de ne plus avoir de leaders, mais seulement des followers changeants et fantasques. Empêcher la démocratie instantanée, qui serait une dictature, est une priorité. Il faut relégitimer la bonne vieille démocratie représentative avec une démocratie délibérative et participative encadrée.
Y. M. Un des dangers majeurs des réseaux sociaux est de tromper les responsables publics sur ce qu’est la vie publique. La plupart des personnes qui sont quotidiennement sur Twitter ne sont pas forcément représentatives de la moyenne de la population, car elles sont souvent plus radicales. Si elles influencent de manière fondamentale les responsables politiques et leurs conseillers, leur représentativité est faible. Ils évoluent, en ce sens, dans un monde parallèle.
L’Europe a-t-elle une responsabilité dans cette déferlante ?
H. V. Elle n’a peut-être pas prêté assez d’attention au décrochage des peuples. Il est vrai que « l’Europe » a été conçue par des avant-gardes. Après Maastricht, passé avec seulement un point d’écart, alors que toutes les autorités étaient pour le oui, on aurait dû réfléchir et infléchir la trajectoire, comme cela a été envisagé un instant.
Dans quel sens, exactement ?
H. V. On n’aurait pas dû ridiculiser ou mépriser les eurosceptiques ou eurodéçus, ce qui a contribué à les rendre europhobiques. On aurait dû se demander pourquoi il avait fallu que Mitterrand promette la veille du référendum qu’une Europe nous « protégerait mieux ». Mais l’avant-garde européenne a voulu avancer sans rien corriger. Et cela a été l’échec des référendums en 2005. Les peuples veulent garder une certaine identité, et un certain degré de souveraineté, immense conquête historique, et de la sécurité. Certes, cet infléchissement du discours européen ne suffirait pas, à lui seul, à faire disparaître ce paludisme qu’est le populisme – mais il le réduirait. L’Europe, contrairement aux Etats-Unis, s’est trop longtemps complu dans une vision post-historique, qui ne correspond plus à la foire d’empoigne mondiale actuelle.