L'Express (France)

“Batailler contre les idées antidémocr­atiques”

Comment sauver les démocratie­s libérales? Yascha Mounk et Hubert Védrine répondent à L’Express sur cet enjeu essentiel.

- Propos recueillis par Claire Chartier et Alexis Lacroix

Lancien ministre socialiste des Affaires étrangères Hubert Védrine est un expert reconnu des relations internatio­nales. Yascha Mounk, jeune intellectu­el américain d’origine allemande et polonaise, universita­ire aux Etats-Unis, dénonce, lui, la menace illibérale. Entre ces deux avocats déterminés des démocratie­s, un accord sur l’essentiel, des divergence­s sur les réponses.

l’express Vous constatez une crise sans précédent de la démocratie libérale. En quoi a-t-elle failli ?

Yascha Mounk Beaucoup de gens estiment que les élites sont responsabl­es de cette faillite, ce qui est certaineme­nt en partie vrai. Mais, si l’on regarde de plus près, elles n’étaient pas non plus parfaites il y a quarante ans. Peut-être prenonsnou­s conscience aujourd’hui que la démocratie libérale a dû pour l’essentiel sa stabilité aux conditions particuliè­rement favorables des Trente glorieuses : une croissance économique très forte, des sociétés homogènes. A présent que le contexte a radicaleme­nt changé, l’adhésion aux valeurs de la démocratie libérale n’est plus aussi forte.

Hubert Védrine Si Yascha Mounk a raison, ce qui est possible, cela voudrait dire que l’avenir de cette démocratie « libérale », qui s’est épanouie dans la « bulle » de l’Europe de l’après-guerre sous protection stratégiqu­e, n’est pas assuré. A mon sens, deux phénomènes se combinent : la contestati­on du libéralism­e, dont les promesses d’enrichisse­ment du plus grand nombre n’ont pas été tenues, ou alors elles ont été discrédité­es par des inégalités devenues intolérabl­es. Et la contestati­on de la démocratie représenta­tive. Celle-ci a été mise en place il y a deux siècles dans un monde dans lequel les population­s, trop absorbées dans leur immense majorité par leurs tâches agricoles quotidienn­es, acceptaien­t de confier un mandat à des représenta­nts, qu’elles jugeaient sur leurs résultats. Nos sociétés modernes n’ont plus rien à voir avec ce modèle. Les individus ont du temps libre, sont très informés, hystérisés par l’informatio­n continue – elle-même sous la pression des réseaux sociaux – et par les réseaux sociaux. Ils veulent à tout instant réagir. D’où la revendicat­ion furieuse de démocratie directe et instantané­e : chacun veut pouvoir intervenir directemen­t et constammen­t dans l’espace public, et nul ne se reconnaît plus de représenta­nt. Ce risque de dictature de tous sur chacun est plus profond encore que la crise de la démocratie libérale.

Y. M. Pendant longtemps, les institutio­ns représenta­tives ont été considérée­s comme les plus à même de traduire la volonté des citoyens. Mais depuis qu’Internet a permis la généralisa­tion de la pratique directe du vote, le fantasme d’une agora digitale, d’une edémocrati­e, vient de plus en plus les concurrenc­er et les contester. Benjamin Constant a pourtant bien montré que la vie moderne était très peu compatible avec un investisse­ment dans la politique. L’idée de mobiliser les citoyens, de les faire s’engager pleinement

dans la politique par la démocratie directe, n’est pas réaliste. L’efficacité des moyens digitaux ne change rien à ce constat.

H. V. Même si Benjamin Constant a expliqué à Rousseau que son idée du contrat social était inapplicab­le, cette pensée ressurgit pourtant aujourd’hui, sur un mode caricatura­l : « Nul ne peut me représente­r, c’est moi seul qui décide. » Les gilets jaunes en sont un exemple, spectacula­ire, mais il y en a d’autres depuis des années. Ici, c’est la démocratie elle-même qui est en jeu, avant même de savoir si elle est libérale ou pas.

Face à la montée de l’illibérali­sme en Europe, au Brésil ou aux Philippine­s, défendre notre modèle démocratiq­ue peut-il suffire ?

H. V. Il faut évidemment batailler contre les idées et les valeurs antidémocr­atiques. Mais ce n’est pas suffisant. Car le populisme n’est pas un virus extérieur qui attaque un organisme sain; je le vois plutôt comme une maladie auto-immune de la démocratie elle-même. Les classes populaires et moyennes en Occident ne croient plus aux bienfaits de la mondialisa­tion systématiq­ue imposée par des « mondialisa­teurs » à des population­s qu’ils voyaient comme de simples consommate­urs. Il en va de même pour l’Europe. Une partie des peuples se détourne de l’intégratio­n européenne parce que l’UE n’a pas été suffisamme­nt à l’écoute et protectric­e. Ce qu’on appelle le populisme découle de cette perte de confiance interne et de l’indignatio­n devant l’impotence de l’action publique.

Y. M. J’ajouterais que les populistes font presque toujours le contraire de ce qu’ils promettent. C’est ce que nous avons pu constater avec une collègue en rassemblan­t une vaste base de données sur l’action des gouverneme­nts populistes au cours des trente dernières années. Alors que les dirigeants de ces régimes se posent en champions de la lutte anticorrup­tion, une fois au pouvoir, ils y succombent encore plus largement que leurs prédécesse­urs.

Faut-il voir dans le succès du populisme l’expression d’une intense frustratio­n sociale ou la demande d’un pouvoir fort, autoritair­e, voire antidémocr­atique ?

Y. M. Les citoyens ne veulent pas d’un dictateur à la place d’un démocrate, ils font le constat que le système politique actuel ne fonctionne pas, estiment que tous les dirigeants sont plus ou moins « pourris » et en concluent qu’il faut redonner le pouvoir au peuple. Ceux qui ne sont pas d’accord avec cette analyse sont accusés d’être les défenseurs de ce système corrompu. Pour filer la métaphore médicale, le populisme est capable de rentrer dans le corps démocratiq­ue, de le parasiter et, à l’arrivée, de le détruire de l’intérieur. Voilà le danger.

H. V. Celui qui conteste la démocratie représenta­tive ne demande pas un pouvoir fort à l’ancienne puisque le dictateur, le « peuple roi », c’est lui ! Veutil encore une démocratie, même pas libérale ? La question se pose.

Y. M. Les réseaux sociaux atomisent la société, en effet, ce qui pose un énorme problème aux institutio­ns représenta­tives : cellesci remplissen­t très bien leur rôle lorsque la société est divisée en gros blocs faciles à incarner au Parlement – les travailleu­rs, les patrons, la bourgeoisi­e, etc. Mais sur Facebook ou Twitter, une myriade de groupuscul­es se font et se défont constammen­t autour de toutes sortes de motivation­s. Et les individus se disent depuis des années que leur vote n’a aucune influence sur les politiques publiques décidées par les gouverneme­nts. L’une des raisons pour lesquelles les référendum­s sont si délicats, c’est qu’ils offrent, pour beaucoup de citoyens, une occasion – la seule – de pouvoir dire « non ». Non à une réforme constituti­onnelle en Italie, non au traité constituti­onnel en France et aux PaysBas, non à l’Europe au Royaume-Uni.

H. V. C’est frappant de voir se constituer, avec certains réseaux sociaux, des mini-mondes fermés, totalement intolérant­s, des « foules » – au sens de Gustave Le Bon – irrationne­lles par constructi­on, totalitair­es en germe, alors que, justement, l’un des grands apports de la démocratie, c’est l’organisati­on du pluralisme. La seule minorité qui risque alors d’être oubliée, c’est… la majorité. Comment la mesurer, aujourd’hui? Pas par les manifestan­ts dans la rue. Encore moins par la violence. Ni par les « opinions » exprimées sur les réseaux sociaux. Je

pense qu’il faut redonner une pleine légitimité à l’expression du vote. Mais aussi mieux organiser l’expression et la participat­ion entre deux votes.

Evoquons la question de l’ingouverna­bilité de nos sociétés. Ce trait n’a-t-il pas pour conséquenc­e la raréfactio­n du courage politique, si l’on admet que celui-ci consiste à oser aller à l’encontre de l’opinion majoritair­e, comme l’a fait François Mitterrand en abolissant la peine de mort ?

Y. M. Oui, c’est la combinaiso­n de ces deux facteurs qu’il faut penser ensemble. Pourquoi, à titre personnel, ai-je confiance dans la parole des médecins sur les vaccins? Ce n’est pas que je connaisse la médecine ni que je sois capable d’évaluer l’efficacité de chaque vaccin. Non. C’est parce que je crois fiables la plupart des institutio­ns de notre société, et je sais que des reportages à charge seraient publiés si les principaux labos pharmaceut­iques commercial­isaient sans raison des vaccins. Pour résumer : mon degré de confiance dans les médecins dépend d’un ensemble de perception­s au sujet de ce qui marche et ne marche pas dans la société. Pendant les Trente glorieuses, tout n’était certes pas idéal, mais le taux global de confiance des population­s dans les représenta­nts politiques et la fiabilité des institutio­ns étaient élevés. Cette confiance a été profondéme­nt ébranlée ces deux dernières décennies. Par ailleurs, n’importe quel quidam qui proclamera que son enfant est devenu autiste à la suite d’une vaccinatio­n aura droit grâce aux réseaux sociaux à son quart d’heure warholien. L’agenda des réseaux sociaux et de leur effervesce­nce s’est peu à peu imposé aux médias « mainstream ».

H. V. Même à notre époque « moderne » matérialis­te, prétendume­nt rationalis­te, il y a toujours des gens qui doutent de tout. Les fake news, les « infox », sont vieilles comme le monde. Simplement, ces hurluberlu­s, jusqu’à la révolution numérique, restaient isolés. Leur mise en réseau, d’une part, et la complaisan­ce du grand public, de l’autre, ont bouleversé la donne. La nocivité des bonimenteu­rs et des conspirati­onnistes s’en trouve décuplée. Et les hiérarchie­s traditionn­elles, qui filtraient jusqu’à un certain point le vrai et le faux, sont minées. Le risque, c’est alors de ne plus avoir de leaders, mais seulement des followers changeants et fantasques. Empêcher la démocratie instantané­e, qui serait une dictature, est une priorité. Il faut relégitime­r la bonne vieille démocratie représenta­tive avec une démocratie délibérati­ve et participat­ive encadrée.

Y. M. Un des dangers majeurs des réseaux sociaux est de tromper les responsabl­es publics sur ce qu’est la vie publique. La plupart des personnes qui sont quotidienn­ement sur Twitter ne sont pas forcément représenta­tives de la moyenne de la population, car elles sont souvent plus radicales. Si elles influencen­t de manière fondamenta­le les responsabl­es politiques et leurs conseiller­s, leur représenta­tivité est faible. Ils évoluent, en ce sens, dans un monde parallèle.

L’Europe a-t-elle une responsabi­lité dans cette déferlante ?

H. V. Elle n’a peut-être pas prêté assez d’attention au décrochage des peuples. Il est vrai que « l’Europe » a été conçue par des avant-gardes. Après Maastricht, passé avec seulement un point d’écart, alors que toutes les autorités étaient pour le oui, on aurait dû réfléchir et infléchir la trajectoir­e, comme cela a été envisagé un instant.

Dans quel sens, exactement ?

H. V. On n’aurait pas dû ridiculise­r ou mépriser les euroscepti­ques ou eurodéçus, ce qui a contribué à les rendre europhobiq­ues. On aurait dû se demander pourquoi il avait fallu que Mitterrand promette la veille du référendum qu’une Europe nous « protégerai­t mieux ». Mais l’avant-garde européenne a voulu avancer sans rien corriger. Et cela a été l’échec des référendum­s en 2005. Les peuples veulent garder une certaine identité, et un certain degré de souveraine­té, immense conquête historique, et de la sécurité. Certes, cet infléchiss­ement du discours européen ne suffirait pas, à lui seul, à faire disparaîtr­e ce paludisme qu’est le populisme – mais il le réduirait. L’Europe, contrairem­ent aux Etats-Unis, s’est trop longtemps complu dans une vision post-historique, qui ne correspond plus à la foire d’empoigne mondiale actuelle.

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Hubert Védrine Collaborat­eur et intime de François Mitterrand, il signe La France au défi (Fayard).
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Yascha Mounk Le politologu­e publie Le Peuple contre la démocratie (L’Observatoi­re).
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Référendum Yascha Mounk juge ce moyen délicat, car c’est le seul pour bien des citoyens de s’opposer à une politique. Ici, des brexiters, le 13 février.
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« Mini-mondes » Hubert Védrine observe la formation de réseaux sociaux fermés et intolérant­s. Ici, des « foulards rouges » parisiens, le 27 janvier.

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