Christian Makarian, Anne Levade, Laurent Alexandre, Jacques Attali
La contestation massive qui secoue l’Algérie depuis le 22 février 2019 creuse au fil des semaines un fossé très profond. Le pouvoir civil, conspué par le peuple et fracturé de l’intérieur, effectue au compte-gouttes des concessions politiques comme si, l’issue finale étant redoutée au cas où elle prendrait une forme réellement démocratique, il fallait plier bagage le plus lentement possible. C’est ainsi que se lit le feuilleton ridicule qui s’est joué autour du sort personnel d’Abdelaziz Bouteflika : de la promesse d’un dernier mandat à l’« empêchement » avec effet immédiat selon l’article 102 de la Constitution – le tout annoncé par le chef d’état-major de l’armée nationale populaire, le général Gaïd Salah (bientôt 80 ans).
La période de transition qui s’est ainsi ouverte a permis au président du Conseil de la nation, la chambre haute, Abdelkader Bensalah (76 ans), fidèle de Bouteflika, d’assurer l’intérim présidentiel et de faire encore gagner un peu de temps au régime. L’enjeu devient maintenant l’écartement de ce dernier ; et ainsi de suite… Le système use ses fusibles à grande vitesse. Soucieux de faire porter par le clan Bouteflika la facture de la grande misère dénoncée par les manifestants, Gaïd Salah a évité soigneusement le recours à la force tout en allumant une mèche.
Nul doute que, en prenant la tête de l’opération dégagiste, cet artilleur entende redonner à l’armée le rôle central au coeur de la crise de la nation pour réaffirmer l’ancrage populaire de la force militaire et, surtout, pour assurer la continuité par toutes les hypocrisies verbales possibles. Mais le fil des événements démontre que le peuple est devenu leader du changement et que les apparatchiks lui courent après; la foule a pris la maîtrise du tempo, elle « vendredise » (création sémantique originale) une fois par semaine.
Face aux cacochymes , un peuple incroyablement
jeune – près de la moitié de la population a moins de 25 ans – ne s’est pas seulement mis en marche pour rejeter en masse la confiscation du pouvoir au seul profit d’une caste; il a décidé de le faire en restant dans les clous d’une expression démocratique. Car cette contestation présente deux caractéristiques uniques dans le monde arabe.
D’une part, la génération des manifestants a peu connu les « années noires » de l’atroce guerre civile (1991-2001), responsable de 150 000 à 200 000 morts ; elle ne s’estime pas intimidée par ce sinistre bilan, dont le régime a fortement abusé pour brandir la menace du désordre et faire taire toute revendication de liberté. D’autre part, les couches éduquées semblent avoir tiré les leçons des printemps arabes qui ont abouti soit à l’émergence des islamistes puis au retour en force de l’armée, comme en Egypte ; soit au démembrement catastrophique de la nation, comme en Syrie. Cette double expérience rend la révolte algérienne essentielle à observer : malgré l’indéniable manque d’épaisseur des corps intermédiaires (partis politiques d’opposition, syndicats, associations, médias…) et en dépit de l’absence de culture politique à la base, le mouvement se poursuit jusqu’ici sans dérapage ni récupération.
Certes, une manifestation peut toujours mal tourner ; et les islamistes ne sont sûrement pas inactifs dans l’ombre. Mais le danger principal réside dans la possibilité dont ont toujours disposé les régimes autoritaires de procéder à une liquidation du clan au pouvoir sans pour autant concéder une transformation fondamentale du système. A la manière dont le substrat soviétique a transmuté en Russie.
Après avoir obtenu sa libération nationale, en 1962, le peuple d’Algérie se trouve maintenant à la recherche de sa deuxième indépendance, celle qui permettrait à chaque Algérien d’avoir enfin sa chance dans son propre pays.
Maîtresse du tempo, la foule « vendredise » une fois par semaine