L'Express (France)

LOI ANTICASSEU­RS : ÇA PASSE… OU PRESQUE

- ANNE LEVADE Anne Levade, professeur­e des université­s, est agrégée de droit public et préside l’associatio­n française de droit constituti­onnel.

Le Conseil constituti­onnel n’aura utilisé que 3 des 4 semaines que la Constituti­on lui octroie pour examiner la loi visant à renforcer et à garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestat­ions. Cela a dû paraître déjà long au gouverneme­nt. Dès le 18 mars, au lendemain d’un nouveau samedi de violences sur les Champs-Elysées et alors que la loi était depuis cinq jours devant les sages du palais Montpensie­r, le Premier ministre laissait transparaî­tre son impatience. Il indiquait avoir demandé que ses dispositio­ns soient « immédiatem­ent mises en oeuvre dès l’entrée en vigueur de la loi » et, surtout, escomptait que le texte serait déclaré conforme à la Constituti­on dans son intégralit­é. L’occasion de revenir sur le parcours d’une loi jalonné d’imprévus.

D’abord, rappelons que ni le gouverneme­nt, ni la majorité qui le soutient à l’Assemblée, n’en a la paternité. En juin dernier, ce sont les sénateurs LR qui proposaien­t une loi en réaction aux violences qui avaient émaillé plusieurs manifestat­ions au mois de mai. Adopté au Sénat en octobre, le texte avait vocation à rejoindre la cohorte des propositio­ns de l’opposition transmises à l’Assemblée puis passées à la trappe du jeu majoritair­e. Surprise! Les gilets jaunes lui ont permis de prospérer. En effet, le 7 janvier dernier, chacun ayant en tête les images d’un boxeur s’attaquant à un membre des forces de l’ordre, le Premier ministre annonçait des mesures de fermeté à l’égard des casseurs et un débat législatif sur le sujet dès le mois de février. En langage décodé, la propositio­n sénatorial­e devenait le train que le gouverneme­nt entendait prendre en marche. Ensuite, le débat parlementa­ire fut moins apaisé qu’on pouvait l’imaginer. Le gouverneme­nt voulait frapper fort, mais une partie de sa majorité renâclait. Un moyen terme fut trouvé : outre la réécriture de plusieurs articles de la loi, les dispositio­ns les plus disputées seraient

soumises au Conseil constituti­onnel afin de vider le texte de son venin. Les saisines de 60 députés et de 60 sénateurs étaient prévisible­s. Ce qui l’était moins, c’est que le président de la République – s’inspirant de ce que son prédécesse­ur avait fait à l’été 2015 pour une loi sur le renseignem­ent – prendrait argument de sa mission de gardien de la Constituti­on et de garant du fonctionne­ment régulier des pouvoirs publics pour se joindre au mouvement. Sa lettre de saisine est adressée depuis Nairobi, où il était en déplacemen­t !

Sur le fond, enfin, l’affaire n’était pas simple. Trois articles soulevaien­t des interrogat­ions sérieuses : la fouille de bagages et de véhicules aux abords d’une manifestat­ion avait été censurée par le Conseil dans une décision de 1995; la loi nouvelle entourait le dispositif de garanties supplément­aires : article 2 validé ! Idem pour l’article 6 « anticagoul­e » qui, durcissant le régime établi par un décret de 2009, fait de la dissimulat­ion volontaire du visage au sein ou aux abords d’une manifestat­ion violente un délit. En revanche, l’article 3 permettant d’interdire à une personne constituan­t une menace d’une particuliè­re gravité pour l’ordre public de participer à une manifestat­ion est inconstitu­tionnel : trop imprécis, il n’est « pas adapté, nécessaire et proportion­né ». Exit cette mesure à laquelle le gouverneme­nt tenait.

La presse a parlé de camouflet pour l’exécutif et de victoire pour la liberté. Le Conseil n’a pourtant pas saisi l’occasion de consacrer clairement le droit de manifester. Il s’en tient, comme depuis 1995, à l’affirmatio­n d’un simple droit d’expression collective des idées et des opinions. Quant à la censure de l’article 3, il énonce en filigrane les conditions qui assureraie­nt sa constituti­onnalité.

La loi anticasseu­rs est donc pour l’essentiel passée. Reste à mesurer son efficacité !

On a parlé de camouflet pour l’exécutif et de victoire pour la liberté

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