L'Express (France)

“MITTERRAND ET CHIRAC ÉTAIENT TRÈS FIDÈLES À LEURS COLLABORAT­EURS”

Auteur de nombreux livres et documentai­res sur la Ve République, Patrice Duhamel décrypte les rapports des présidents avec leurs conseiller­s.

- Propos recueillis par Thierry Dupont

Avec de Gaulle, la Ve République s’installe à l’Elysée. Sur quel type de collaborat­eurs s’appuie le Général ?

Patrice Duhamel En dehors de quelques conseiller­s venant de la haute administra­tion, ce sont, pour l’essentiel, des personnes venues de son univers : des militaires, des anciens de Londres, des gens qui ont travaillé avec lui à l’élaboratio­n de la Ve République. Les secrétaire­s généraux de l’Elysée qui se succèdent de 1958 à 1969 sont des fidèles de longue date. L’organisati­on est martiale : ses aides de camp jouent un rôle majeur dans la transmissi­on des informatio­ns. Ils sont très proches de lui : l’amiral François Flohic, décédé il y a quelques mois, à 98 ans, l’accompagna­it dans l’hélicoptèr­e l’emmenant voir le général Massu à Baden-Baden, en mai 1968.

Depuis, la pierre angulaire de l’Elysée, c’est le secrétaire général ?

P. D. En tout cas, c’est quelqu’un en qui le président place une confiance absolue. C’est le cas de Georges Pompidou avec Edouard Balladur. Durant les dernières semaines avant son décès, le président ne s’occupe plus que des arbitrages essentiels, laissant Balladur suivre et gérer les dossiers au quotidien. L’équipe Pompidou se soude dans le scandale Markovic, à l’automne 1968 [NDLR : une affaire criminelle dans laquelle, par des photos truquées, certains tentent d’impliquer le couple Pompidou]. Dans cette histoire abominable, le futur président est protégé par une dizaine de personnes, qu’il réunit chaque jour en fin d’après-midi dans ses locaux du boulevard de La TourMaubou­rg, à Paris. Outre Balladur y figurent notamment Jacques Chirac, Michel Jobert, Olivier Guichard et Marie-France Garaud. Tous ne s’entendent pas très bien, mais il s’appuie sur eux, après son accession à l’Elysée, en 1969.

Quel « manageur » est Georges Pompidou ?

P. D. Il est d’un caractère très autoritair­e, il ne supporte pas que ses arbitrages soient remis en question. A l’époque, il est inimaginab­le qu’un collaborat­eur de l’Elysée s’exprime dans la presse, comme le fera Claude Guéant, le secrétaire général sous Nicolas Sarkozy. Pour Pompidou, il y a des règles. Une première cassure intervient avec son Premier ministre Jacques Chaban-Delmas dès le discours de politique générale du 16 septembre 1969. Chaban omet de soumettre au préalable au président ce texte dans lequel il théorise son projet de « nouvelle société »…

A chaque président, ses méthodes de travail ?

P. D. Valéry Giscard d’Estaing installe un fonctionne­ment très pyramidal, mais, tous les lundis matin, il réunit ses collaborat­eurs. Un usage assez contraigna­nt, que Sarkozy reprendra au début de son mandat, avant de l’abandonner. Avec François Mitterrand s’institutio­nnalise la pratique des « visiteurs du soir ». Lorsqu’en 1983, s’engage le débat sur le tournant de la rigueur au sein du gouverneme­nt socialiste, des chefs d’entreprise, comme Jean Riboud, patron de Schlumberg­er, viennent porter des messages au président. Mitterrand teste auprès d’eux des

arguments. Cela se passe hors de toute présence de collaborat­eurs pour que ces échanges soient réellement sans filtre. L’autre particular­ité de Mitterrand est de mettre les gens en concurrenc­e, y compris à l’intérieur de l’Elysée. Sur les dossiers très importants, il demande des notes à X et à Y, sans que ceux-ci en soient informés. Puis le président arbitre au terme d’un processus de décision très opaque. Le Mitterrand florentin aimait ces organisati­ons parallèles, dans ses activités politiques comme dans sa vie privée.

Et Jacques Chirac ?

P. D. Avec lui, tout passe par le secrétaire général, Dominique de Villepin, et cela marche à la baguette. Lors d’un rendez-vous avec ce dernier, le visiteur voit souvent le président débarquer à l’improviste dans le bureau. Comme Giscard, Chirac s’appuie sur des aînés, des conseiller­s plus âgés, Maurice Ulrich, d’abord, puis Jérôme Monod. L’un des problèmes actuels d’Emmanuel Macron tient au casting de son équipe : dans leur très grande majorité, ses conseiller­s sont de la même génération que lui.

Les présidents sont-ils des hommes seuls ?

P. D. Tous découvrent cette solitude face aux responsabi­lités du pouvoir quand on leur confie les codes du feu nucléaire, le jour de leur investitur­e. Très vite, à l’Elysée, ils se sentent coupés du monde extérieur : même quand ils sortent, ils n’ont pas de contact normal avec les Français. De Gaulle se plaignait de ce que ses collaborat­eurs ne lui disaient pas toujours la vérité. Ceux-ci hésitaient à lui transmettr­e les mauvaises nouvelles! Du coup, le Général interrogea­it son coiffeur, qu’il faisait venir une à deux fois par mois dans ses appartemen­ts privés. « Alors, racontez-moi ce qu’on dit dehors », lui intimait-il. Le week-end, à l’Elysée, Chirac recevait sans cesse des ministres ou des élus et attendait d’eux qu’ils lui parlent sans détour.

Un Premier ministre a-t-il son mot à dire dans la compositio­n de son gouverneme­nt ?

P. D. De Pompidou à Macron, je dirais que le président choisit plus de 80 % des ministres, hors périodes de cohabitati­on. Dans un premier gouverneme­nt, à l’exception du pouvoir actuel, Matignon revient toujours à une personnali­té ayant aidé le président à le devenir. Cela se double parfois de relations amicales, voire affectueus­es ; par exemple, entre Jacques Chirac et Alain Juppé. Du coup, il y a des changement­s plus rudes que d’autres. Lorsqu’en 1984, Mitterrand se sépare de Pierre Mauroy, c’est une déchirure presque sentimenta­le, car il aimait beaucoup son Premier ministre. En 2014, la rupture entre François Hollande et Jean-Marc Ayrault connaît quelques flottement­s. Après une première entrevue, le Premier ministre ne saisit pas qu’il doit partir. Parfois, l’incompréhe­nsion perdure. En 1972, Chaban savait que les relations avec l’Elysée étaient dégradées. Mais, venant d’obtenir la confiance de l’Assemblée, il ne s’attendait pas à être remplacé aussi vite par Pierre Messmer.

Les présidents sont-ils des dénicheurs de talents ?

P. D. Sous Giscard et Mitterrand ont émergé beaucoup de nouveaux visages. En 1976, le premier a placé Raymond Barre au gouverneme­nt comme ministre du Commerce extérieur, avant de lui confier Matignon, six mois plus tard. Le second a fait monter toute une génération de jeunes socialiste­s. Le symbole en est, bien sûr, Laurent Fabius, son ancien directeur de cabinet au PS, devenu ministre à 34 ans et Premier ministre à moins de 38 ans. Là encore, le président aime alimenter la concurrenc­e. Le 10 mai 1988, deux jours après sa réélection, il convie à déjeuner Michel Rocard, Pierre Bérégovoy et JeanLouis Bianco, tous susceptibl­es de devenir Premier ministre. Au détour de la conversati­on, Rocard aurait compris qu’il serait nommé, au grand désespoir de Bérégovoy, assis en face.

Pourtant, Mitterrand suivait de près la carrière de ses collaborat­eurs…

P. D. Oui, il a placé au gouverneme­nt ses deux secrétaire­s généraux de l’Elysée, Bérégovoy et Bianco. Le premier finit même par décrocher Matignon en 1992. Comme Mitterrand, Chirac s’est montré très fidèle à ses proches. Il en a promu plusieurs à des postes ministérie­ls, qu’il s’agisse de Villepin, de Philippe Bas ou de JeanFranço­is Lamour. Sans oublier son conseiller diplomatiq­ue, Jean-David Levitte, nommé ambassadeu­r à Washington. Sarkozy a fait de Guéant son ministre de l’Intérieur. C’est pourquoi je comprends mal les reproches faits à Emmanuel Macron concernant l’entrée de ses deux conseiller­s [NDLR : Sibeth Ndiaye et Cédric O] au gouverneme­nt.

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Promotion François Mitterrand a fait émerger de nouveaux talents, notamment Laurent Fabius (ici, en 1984).
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Confiance « AvecJacque­s Chirac, tout passe par le secrétaire général de l’Elysée, Dominique de Villepin [ici, en 1996], et cela marche à la baguette. »

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